La Faute de l'Abbé Mouret

La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°1010)

Partie : Livre 2, chapitre X

Puis, elle s'échappa d'un saut, sans même l'attendre, et ils suivirent la première rivière qui leur barra la route. C'était une eau plate, peu profonde, coulant entre deux rives de cresson sauvage. Elle s'en allait ainsi mollement, avec des détours ralentis, si propre, si nette, qu'elle reflétait comme une glace le moindre jonc de ses bords. Albine et Serge durent, pendant longtemps, en descendre le courant, qui marchait moins vite qu'eux, avant de trouver un arbre dont l'ombre se baignât dans ce flot de paresse. Aussi loin que portaient leurs regards, ilsvoyaient l'eau nue, sur le lit des herbes, étirer ses membres purs, s'endormir en plein soleil du sommeil souple, à demi dénoué, d'une couleuvre bleuâtre. Enfin, ils arrivèrent à un bouquet de trois saules ; deux avaient les pieds dans l'eau, l'autre était planté un peu en arrière ; troncs foudroyés, émiettés par l'âge, que couronnaient des chevelures blondes d'enfant. L'ombre était si claire, qu'elle rayait à peine de légères hachures la rive ensoleillée. Cependant, l'eau si unie en amont et en aval avait là un court frisson, un trouble de sa peau limpide, qui témoignait de sa surprise à sentir ce bout de voile traîner sur elle. Entre les trois saules, un coin de pré descendait par une pente insensible, mettant des coquelicots jusque dans les fentes des vieux troncs crevés. On eût dit une tente de verdure, plantée sur trois piquets, au bord de l'eau, dans le désert roulant des herbes.

?>