La Faute de l'Abbé Mouret

La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°1074)

Partie : Livre 2, chapitre XI

Et, pendant des heures, ils marchèrent à travers les arbres. Ils gardaient leur allure de promenade ; ils échangeaient à peine quelques mots, ne se séparant pas une minute, se suivant au fond des trous de verdure les plus noirs. D'abord, ils s'engagèrent dans des taillis dontles jeunes troncs n'avaient pas la grosseur d'un bras d'enfant. Ils devaient les écarter, s'ouvrir une route parmi les pousses tendres qui leur bouchaient les yeux de la dentelle volante de leurs feuilles. Derrière eux, leur sillage s'effaçait, le sentier, ouvert, se refermait ; et ils avançaient au hasard, perdus, roulés, ne laissant de leur passage que le balancement des hautes branches. Albine, lasse de ne pas voir à trois pas, fut heureuse, lorsqu'elle put sauter hors de ce buisson énorme dont ils cherchaient depuis longtemps le bout. Ils étaient au milieu d'une éclaircie de petits chemins ; de tous côtés, entre des haies vives, se distribuaient des allées étroites, tournant sur elles-mêmes, se coupant, se tordant, s'allongeant d'une façon capricieuse. Ils se haussaient pour regarder par-dessus les haies ; mais ils n'avaient aucune hâte pénible, ils seraient restés volontiers là, s'oubliant en détours continuels, goûtant la joie de marcher toujours sans arriver jamais, s'ils n'avaient eu devant eux la ligne fière des hautes futaies. Ils entrèrent enfin sous les futaies, religieusement, avec une pointe de terreur sacrée, comme on entre sous la voûte d'une église. Les troncs, droits, blanchis de lichens, d'un gris blafard de vieille pierre, montaient démesurément, alignaient à l'infini des enfoncements de colonnes. Au loin, des nefs se creusaient, avec leurs bas-côtés plus étouffés ; des nefs étrangement hardies, portées par des piliers très minces, dentelées, ouvragées, si finement fouillées, qu'elles laissaient passer de toutes parts le bleu du ciel. Un silence religieux tombait des ogives géantes ; une nudité austère donnait au sol l'usure des dalles, le durcissait, sans une herbe, semé seulement de la poudre roussie des feuillesmortes. Et ils écoutaient la sonorité de leurs pas, pénétrés de la grandiose solitude de ce temple.

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