La Faute de l'Abbé Mouret

La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°114)

Partie : Livre 1, chapitre IV

Le grand chien noir qui gardait les Artaud venait de se décider à monter auprès de l'abbé Mouret. Il s'était assis de nouveau sur son derrière, à ses pieds. Mais le prêtre restait perdu dans la douceur du matin. La veille, il avait commencé les exercices du Rosaire de Marie ; il attribuait la grande joie qui descendait en lui à l'intercession de la Vierge auprès de son divin Fils. Et que les biens de la terre lui semblaient méprisables ! Avec quelle reconnaissance il se sentait pauvre ! En entrant dans les ordres, ayant perdu son père et sa mère le même jour, à la suite d'un drame dont il ignorait encore les épouvantes, il avait laissé à un frère aîné toute la fortune. Il ne tenait plus au monde que par sa sœur. Il s'était chargé d'elle, pris d'une sorte de tendresse religieuse pour sa tête faible. La chère innocente était si puérile, si petite fille, qu'elle lui apparaissait avec la pureté de ces pauvres d'esprit, auxquels l'Evangile accorde le royaume des cieux. Cependant, elle l'inquiétait depuis quelque temps ; elle devenait trop forte, tropsaine ; elle sentait trop la vie. Mais c'était à peine un malaise. Il passait ses journées dans l'existence intérieure qu'il s'était faite, ayant tout quitté pour se donner entier. Il fermait la porte de ses sens, cherchait à s'affranchir des nécessités du corps, n'était plus qu'une âme ravie par la contemplation. La nature ne lui présentait que pièges, qu'ordures ; il mettait sa gloire à lui faire violence, à la mépriser, à se dégager de sa boue humaine. Le juste doit être insensé selon le monde. Aussi se regardait-il comme un exilé sur la terre ; il n'envisageait que les biens célestes, ne pouvant comprendre qu'on mit en balance une éternité de félicité avec quelques heures d'une joie périssable. Sa raison le trompait, ses désirs mentaient. Et, s'il avançait dans la vertu, c'était surtout par son humilité et son obéissance. Il voulait être le dernier de tous, soumis à tous, pour que la rosée divine tombât sur son cœur comme sur un sable aride ; il se disait couvert d'opprobre et de confusion, indigne à jamais d'être sauvé du péché. Etre humble, c'est croire, c'est aimer. Il ne dépendait même plus de lui-même, aveugle, sourd, chair morte. Il était la chose de Dieu. Alors, de cette abjection où il s'enfonçait, un hosanna l'emportait au-dessus des heureux et des puissants, dans le resplendissement d'un bonheur sans fin.

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