La Faute de l'Abbé Mouret

La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°627)

Partie : Livre 1, chapitre XV

Et c'était ainsi qu'il était pas à pas monté jusqu'à la prêtrise. Ici, les souvenirs se pressaient, attendris, chauds encore de joies célestes. Chaque année, il avait approché Dieu de plus près. Il passait saintement les vacances, chez un oncle, se confessant tous les jours, communiant deux fois par semaine. Il s'imposait des jeûnes, cachait au fond de sa malle des bottes de gros sel, sur lesquelles il s'agenouillait des heures entières les genoux mis à nu. Il restait à la chapelle, pendant les récréations, ou montait dans la chambre d'un directeur, qui lui racontait des anecdotes pieuses, extraordinaires. Puis, quand approchait le jour de la Sainte-Trinité, il était récompensé au-delà de toute mesure, envahi par cette émotion dont s'emplissent les séminaires à la veille des ordinations. C'était la grande fête, le ciel s'ouvrant pour laisser lesélus gravir un nouveau degré. Lui, quinze jours à l'avance, se mettait au pain et à l'eau. Il fermait les rideaux de sa fenêtre, pour ne plus même voir le jour, se prosternant dans les ténèbres, suppliant Jésus d'accepter son sacrifice. Les quatre derniers jours, il était pris d'angoisses, de scrupules terribles qui le jetaient hors de son lit, au milieu de la nuit, pour aller frapper à la porte du prêtre étranger dirigeant la retraite, quelque carme déchaussé, souvent un protestant converti, sur lequel courait une merveilleuse histoire. Il lui faisait longuement la confession générale de sa vie, la voix coupée de sanglots. L'absolution seule le tranquillisait, le rafraîchissait, comme s'il avait pris un bain de grâce. Il était tout blanc, au matin du grand jour ; il avait une si vive conscience de cette blancheur, qu'il lui semblait faire de la lumière autour de lui. Et la cloche du séminaire sonnait de sa voix claire, tandis que les odeurs de juin, les quarantaines en fleur, les résédas, les héliotropes, venaient par-dessus la haute muraille de la cour. Dans la chapelle, les parents attendaient, en grande toilette, émus à ce point, que les femmes sanglotaient sous leurs voilettes. Puis, c'était le défilé les diacres, qui allaient recevoir la prêtrise, en chasuble d'or ; les sous-diacres, en dalmatique ; les minorés, les tonsurés, le surplis flottant sur les épaules, la barrette noire à la main. L'orgue ronflait, épanouissait les notes de flûte d'un chant d'allégresse. A l'autel, l'évêque, assisté de deux chanoines, officiait, crosse en main. Le chapitre était là, les prêtres de toutes les paroisses se pressaient, au milieu d'un luxe inouï de costumes, d'un flamboiement d'or allumé par le large rayon de soleil qui tombait d'une fenêtre de la nef. Après l'Epître, l'ordination commençait.A cette heure, l'abbé Mouret se rappelait encore le froid des ciseaux, lorsqu'on l'avait marqué de la tonsure, au commencement de sa première année de théologie. Il avait eu un léger frisson. Mais la tonsure était alors bien étroite, à peine ronde comme une pièce de deux sous. Plus tard, à chaque nouvel ordre reçu, elle avait grandi, toujours grandi jusqu'à le couronner d'une tache blanche, aussi large qu'une grande hostie. Et l'orgue ronflait plus doucement, les encensoirs retombaient avec le bruit argentin de leurs chaînettes, en laissant échapper un flot de fumée blanche, qui se déroulait comme de la dentelle. Lui, se voyait en surplis, jeune tonsuré, amené à l'autel par le maître des cérémonies ; il s'agenouillait, baissait profondément la tête tandis que l'évêque, avec des ciseaux d'or, lui coupait trois mèches de cheveux, une sur le front, les deux autres près des oreilles. A un an de là, il se voyait de nouveau, dans la chapelle pleine d'encens, recevant les quatre ordres mineurs : il allait, conduit par un archidiacre, fermer avec fracas la grande porte, qu'il rouvrait ensuite, pour montrer qu'il était commis à la garde des églises ; il secouait une clochette de la main droite, annonçant par là qu'il avait le devoir d'appeler les fidèles aux offices ; il revenait à l'autel où l'évêque lui conférait de nouveaux privilèges, ceux de chanter les leçons, de bénir le pain, de catéchiser les enfants, d'exorciser le démon, de servir les diacres, d'allumer et d'éteindre les cierges. Puis, le souvenir de l'ordination suivante lui revenait, plus solennel, plus redoutable, au milieu du même chant des orgues, dont le roulement semblait être la foudre même de Dieu ; ce jour-là, il avait la dalmatique de sous-diacre aux épaules, il s'engageait à jamais par le vœu de chasteté, il tremblait de toute sachair, malgré sa foi, au terrible : Accedite, de l'évêque, qui mettait en fuite deux de ses camarades, pâlissant à son côté ; ses nouveaux devoirs étaient de servir le prêtre à l'autel, de préparer les burettes, de chanter l'Epître, d'essuyer le calice, de porter la croix dans les processions. Et, enfin, il défilait une dernière fois dans la chapelle, sous le rayonnement du soleil de juin ; mais, cette fois, il marchait en tête du cortège, il avait l'aube nouée à la ceinture, l'étole croisée sur la poitrine, la chasuble tombant du cou ; défaillant d'une émotion suprême, il apercevait la figure pâle de l'évêque qui lui donnait la prêtrise, la plénitude du sacerdoce, par une triple imposition des mains. Après son serment d'obéissance ecclésiastique, il se sentait comme soulevé des dalles, lorsque la voix pleine du prélat disait la phrase latine : " Accipe Spiritum sanctum :quorum remiseris peccata, remittuntur eis, et quorum retineris, retenta sunt. "

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