La Faute de l'Abbé Mouret

La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°632)

Partie : Livre 1, chapitre XVI

Le jeune prêtre baissa les yeux, regarda le village des Artaud. Le village s'écrasait dans le sommeil lourd de fatigue, dans le néant que dorment les paysans. Pas une lumière. Les masures faisaient des tas noirs, que coupaient les raies blanches des ruelles transversales, enfilées par la lune. Les chiens eux-mêmes devaient ronfler, au seuil des portes closes. Peut-être les Artaud avaient-ils empoisonné le presbytère de quelque fléau abominable ? Derrière lui, il écoutait toujours grossir le souffle dont l'approche était si pleine d'angoisse. Maintenant, il surprenait comme un piétinement de troupeau, une volée de poussière qui lui arrivait, grasse des émanations d'une bande de bêtes. Ses pensées du matin lui revenaient sur cette poignée d'hommes recommençant les temps, poussant entre les rocs pelés ainsi qu'une poignée de chardons que les vents ontsemés ; il se sentait assister à l'éclosion lente d'une race. Lorsqu'il était enfant, rien ne le surprenait, ne l'effrayait davantage, que ces myriades d'insectes qu'il voyait sourdre de quelque fente, quand il soulevait certaines pierres humides. Les Artaud, même endormis, éreintés au fond de l'ombre, le troublaient de leur sommeil, dont il retrouvait l'haleine dans l'air qu'il respirait. Il n'aurait voulu que des roches sous sa fenêtre. Le village n'était pas assez mort ; les toits de chaume se gonflaient comme des poitrines ; les gerçures des portes laissaient passer des soupirs, des craquements légers, des silences vivants, révélant dans ce trou la présence d'une portée pullulante, sous le bercement noir de la nuit. Sans doute, c'était cette senteur seule qui lui donnait une nausée. Souvent il l'avait pourtant respirée aussi forte, sans éprouver d'autre besoin que de se rafraîchir dans la prière.

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