La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°1236)

Partie : Préface, chapitre VI

C'était encore vrai. Une bande devait suivre la Viorne et passer, à ce moment, au bas même de la ville ; le cri : " Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ! " arrivait, par bouffées, avec une netteté vibrante. Ce fut une nuit atroce. Ces messieurs la passèrent, accoudés sur le parapet de la terrasse, glacés par le terrible froid qu'il faisait, ne pouvant s'arracher au spectacle de cette plaine toute secouée par le tocsin et La Marseillaise, toute enflammée par l'illumination des signaux. Ils s'emplirent les yeux de cette mer lumineuse, piquée de flammes sanglantes ; ils se firent sonner les oreilles, à écouter cette clameur vague ; au point que leurs sens se faussaient, qu'ils voyaient et entendaient d'effrayantes choses. Pour rien au monde, ils n'auraient quitté la place ; s'ils avaient tourné le dos, ils se seraient imaginé qu'une armée était à leurs trousses. Comme certains poltrons, ils voulaient voir venir le danger, sans doute pour prendre la fuite au bon moment. Aussi, vers le matin, quand la lune fut cachée, et qu'ils n'eurent plus devant eux qu'un abîme noir, ils éprouvèrent des transes horribles. Ils se croyaient entourés d'ennemis invisibles qui rampaient dans l'ombre prêts à leur sauter à la gorge. Au moindre bruit, c'étaient des hommes qui se consultaient au bas de la terrasse, avant de l'escalader. Et rien, rien que du noir, dans lequel ils fixaient éperdument leurs regards. Le marquis, comme pour les consoler, leur disait de sa voix ironique :

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