La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°1240)

Partie : Préface, chapitre VI

Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Elle l'appelait " pauvre chat " ; elle lui répétait qu'il ne devait pas se frapper l'imagination comme cela, et que tout finirait bien. Mais lui secouait la tête ; il avait des craintes sérieuses. Elle le laissa dormir jusqu'à onze heures. Puis, quand il eut mangé, elle le mit doucement dehors, en lui faisant entendre qu'il fallait aller jusqu'au bout. A la mairie, Rougon ne trouva que quatre membres de la commission ; les autres se firent excuser ; ils étaient réellement malades. La panique, depuis le matin, soufflait sur la ville avec une violence plus âpre. Ces messieurs n'avaient pu garder pour eux le récit de la nuit mémorable passée sur la terrasse de l'hôtel Valqueyras. Leurs bonnes s'étaient empressées d'en répandre la nouvelle, en l'enjolivant de détails dramatiques. A cette heure, c'était chose acquise à l'histoire, qu'on avait vu dans la campagne, des hauteurs de Plassans, des danses de cannibales dévorant leurs prisonniers, des rondes de sorcières tournant autour de leurs marmites où bouillaient des enfants, d'interminables défilés de bandits dont les armes luisaient au clair de lune. Et l'on parlait des cloches qui sonnaient d'elles-mêmes le tocsin dans l'air désolé, et l'on affirmait que les insurgés avaient mis le feu aux forêts des environs, et que tout le pays flambait.

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