La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°1506)

Partie : Préface, chapitre VI

Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire. Seul dans le cabinet de monsieur Garçonnet, écoutant les bruits sourds de la foule, il éprouvait un étrange sentiment qui l'empêchait de se montrer au balcon. Ce sang, dans lequel il avait marché, luiengourdissait les jambes. Il se demandait ce qu'il allait faire jusqu'au soir. Sa pauvre tête vide, détraquée par la crise de la nuit, cherchait avec désespoir une occupation, un ordre à donner, une mesure à prendre, qui pût le distraire. Mais il ne savait plus. Où donc Félicité le menait-elle ? Etait-ce fini, allait-il falloir encore tuer du monde ? La peur le reprenait, il lui venait des doutes terribles, il voyait l'enceinte des remparts trouée de tous côtés par l'armée vengeresse des républicains, lorsqu'un grand cri : " Les insurgés ! les insurgés ! " éclata sous les fenêtres de la mairie. Il se leva d'un bond et, soulevant le rideau, il regarda la foule qui courait, éperdue sur la place. A ce coup de foudre, en moins d'une seconde, il se vit ruiné, pillé, assassiné ; il maudit sa femme, il maudit la ville entière. Et, comme il regardait derrière lui d'un air louche, cherchant une issue, il entendit la foule éclater en applaudissements, pousser des cris de joie, ébranler les vitres d'une allégresse folle. Il revint à la fenêtre : les femmes agitaient leurs mouchoirs, les hommes s'embrassaient ; il y en avait qui se prenaient par la main et qui dansaient. Stupide, il resta là, ne comprenant plus, sentant sa tête tourner. Autour de lui, la grande mairie, déserte et silencieuse, l'épouvantait.

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