La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°1599)

Partie : Préface, chapitre VII

Tandis que les convives s'exclamaient, Félicité éprouva un lancement au cœur. Sicardot lui avait déjà conté la mort du receveur particulier ; mais, rappelée au début de ce dîner triomphal, cette mort subite et affreuselui fit passer un petit souffle froid sur le visage. Elle se rappela son souhait ; c'était elle qui avait tué cet homme. Et, avec la musique claire de l'argenterie, les convives fêtaient le repas. En province, on mange beaucoup et bruyamment. Dès le relevé, ces messieurs parlaient tous à la fois ; ils donnaient le coup de pied de l'âne aux vaincus, se jetaient des flatteries à la tête, faisaient des commentaires désobligeants sur l'absence du marquis ; les nobles étaient d'un commerce impossible ; Roudier finit même par laisser entendre que le marquis s'était fait excuser, parce que la peur des insurgés lui avait donné la jaunisse. Au second service, ce fut une curée. Les marchands d'huile, les marchands d'amandes, sauvaient la France. On trinqua à la gloire des Rougon. Granoux, très rouge, commençait à balbutier, et Vuillet, très pâle, était complètement gris ; mais Sicardot versait toujours, tandis qu'Angèle, qui avait déjà trop mangé, se faisait des verres d'eau sucrée. La joie d'être sauvés, de ne plus trembler, de se retrouver dans ce salon jaune, autour d'une bonne table, sous la clarté vive des deux candélabres et du lustre, qu'ils voyaient pour la première fois dans son étui piqué de chiures noires, donnait à ces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude de jouissance large et épaisse. Dans l'air chaud, leurs voix montaient grasses, plus louangeuses à chaque plat, s'embarrassant au milieu des compliments, allant jusqu'à dire - ce fut un ancien maître tanneur retiré qui trouva ce joli mot - que le dîner " était un vrai festin de Lucullus ".

?>