La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°206)

Partie : Préface, chapitre II

Elle laissa croître ses enfants comme ces pruniers qui poussent le long des routes, au bon plaisir de la pluie et du soleil. Ils portèrent leurs fruits naturels, en sauvageons que la serpe n'a point greffés ni taillés. Jamais la nature ne fut moins contrariée, jamais petits êtres malfaisants ne grandirent plus franchement dans le sens de leurs instincts. En attendant, ils se roulaient dans les plants de légumes, passant leur vie en plein air, à jouer et à se battre comme des vauriens. Ils volaient les provisions du logis, ils dévastaient les quelques arbres fruitiers de l'enclos, ils étaient les démons familiers, pillards et criards, de cette étrange maison de la folie lucide. Quand leur mère disparaissait pendant des journées entières, leur vacarme devenait tel, ils trouvaient des inventions si diaboliques pour molester les gens, que les voisins devaient les menacer d'aller leur donner le fouet. Adélaïde, d'ailleurs, ne les effrayait guère ; lorsqu'elle était là, s'ils devenaient moins insupportables aux autres, c'est qu'ils la prenaient pour victime, manquant l'école régulièrement cinq ou six fois par semaine, faisant tout au monde pour s'attirer une correction qui leur eût permis de brailler à leur aise. Mais jamais elle ne les frappait, ni même ne s'emportait ; elle vivait très bien au milieu du bruit, molle, placide, l'esprit perdu. A la longue même, l'affreux tapage de ces garnements lui devint nécessaire pour emplir le vide de son cerveau. Elle souriaitdoucement, quand elle entendait dire : " Ses enfants la battront, et ce sera bien fait. " A toutes choses, son allure indifférente semblait répondre : " Qu'importe ! " Elle s'occupait de son bien encore moins que de ses enfants. L'enclos des Fouque, pendant les longues années que dura cette singulière existence, serait devenu un terrain vague, si la jeune femme n'avait eu la bonne chance de confier la culture de ses légumes à un habile maraîcher. Cet homme, qui devait partager les bénéfices avec elle, la volait impudemment, ce dont elle ne s'aperçut jamais. D'ailleurs, cela eut un heureux côté : pour la voler davantage, le maraîcher tira le plus grand parti possible du terrain, qui doubla presque de valeur.

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