La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°210)

Partie : Préface, chapitre II

En face des deux bâtards, Pierre semblait un étranger, il différait d'eux profondément, pour quiconque nepénétrait pas les racines mêmes de son être. Jamais enfant ne fut à pareil point la moyenne équilibrée des deux créatures qui l'avaient engendré. Il était un juste milieu entre le paysan Rougon et la fille nerveuse Adélaïde. Sa mère avait en lui dégrossi son père. Ce sourd travail des tempéraments qui détermine à la longue l'amélioration ou la déchéance d'une race paraissait obtenir chez Pierre un premier résultat. Il n'était toujours qu'un paysan, mais un paysan à la peau moins rude, au masque moins épais, à l'intelligence plus large et plus souple. Même son père et sa mère s'étaient chez lui corrigés l'un par l'autre. Si la nature d'Adélaïde, que la rébellion des nerfs affinait d'une façon exquise, avait combattu et amoindri les lourdeurs sanguines de Rougon, la masse pesante de celui-ci s'était opposée à ce que l'enfant reçût le contrecoup des détraquements de la jeune femme. Pierre ne connaissait ni les emportements ni les rêveries maladives des louveteaux de Macquart. Fort mal élevé, tapageur comme tous les enfants lâchés librement dans la vie, il possédait néanmoins un fond de sagesse raisonnée qui devait toujours l'empêcher de commettre une folie improductive. Ses vices, sa fainéantise, ses appétits de jouissance, n'avaient pas l'élan instinctif des vices d'Antoine ; il entendait les cultiver et les contenter au grand jour, honorablement. Dans sa personne grasse, de taille moyenne, dans sa face longue, blafarde, où les traits de son père avaient pris certaines finesses du visage d'Adélaïde, on lisait déjà l'ambition sournoise et rusée, le besoin insatiable d'assouvissement, le cœur sec et l'envie haineuse d'un fils de paysan, dont la fortune et les nervosités de sa mère ont fait un bourgeois.

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