La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°215)

Partie : Préface, chapitre II

Restait Adélaïde. Pour rien au monde, Pierre ne voulait continuer à demeurer avec elle. Elle le compromettait. C'était par elle qu'il aurait désiré commencer. Mais il se trouvait pris entre deux alternatives fort embarrassantes : la garder, et alors recevoir les éclaboussures de sa honte, s'attacher au pied un boulet qui arrêterait l'élan de son ambition ; la chasser, et à coup sûr se faire montrer au doigt comme un mauvais fils, ce qui aurait dérangé ses calculs de bonhomie. Sentant qu'il allait avoir besoin de tout le monde, il souhaitait que son nom rentrât en grâce auprès de Plassans entier. Un seul moyen était à prendre, celui d'amener Adélaïde à s'en aller elle-même. Pierre ne négligeait rien pour obtenir ce résultat. Il se croyait parfaitement excusé de ses duretés par l'inconduite de sa mère. Il la punissait comme on punit un enfant. Les rôles étaient renversés. Sous cette férule toujours levée, la pauvre femme se courbait. Elle était à peine âgé de quarante-deux ans, et elle avait des balbutiements d'épouvante, des airs vagues et humbles de vieille femme tombée en enfance. Son fils continuait à la tuer de ses regards sévères, espérant qu'elle s'enfuirait, le jour où elle serait à bout de courage. La malheureuse souffrait horriblement de honte, de désirs contenus, de lâchetés acceptées, recevant passivement les coups et retournant quand même à Macquart, prête à mourir sur la placeplutôt que de céder. Il y avait des nuits où elle se serait levée pour courir se jeter dans la Viorne, si sa chair faible de femme nerveuse n'avait eu une peur atroce de la mort. Plusieurs fois, elle rêva de fuir, d'aller retrouver son amant à la frontière. Ce qui la retenait au logis, dans les silences méprisants et les secrètes brutalités de son fils, c'était de ne savoir où se réfugier. Pierre sentait que depuis longtemps elle l'aurait quitté, si elle avait eu un asile. Il attendait l'occasion de lui louer quelque part un petit logement, lorsqu'un accident, sur lequel il n'osait compter, brusqua la réalisation de ses désirs. On apprit, dans le faubourg, que Macquart venait d'être tué à la frontière par le coup de feu d'un douanier, au moment où il entrait en France tout une cargaison de montres de Genève. L'histoire était vraie. On ne ramena même pas le corps du contrebandier, qui fut enterré dans le cimetière d'un petit village des montagnes. La douleur d'Adélaïde fut stupide. Son fils, qui l'observa curieusement, ne lui vit pas verser une larme. Macquart l'avait faite sa légataire. Elle hérita de la masure de l'impasse Saint-Mittre et de la carabine du défunt, qu'un contrebandier, échappé aux balles des douaniers, lui rapporta loyalement. Dès le lendemain, elle se retira dans la petite maison ; elle pendit la carabine au-dessus de la cheminée, et vécut là, étrangère au monde, solitaire et muette.

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