La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°244)

Partie : Préface, chapitre II

Pierre était gêné, il accepta, un peu inquiet du désintéressement d'Aristide. Celui-ci se disait que de longtemps peut-être son père n'aurait pas dix mille francs liquides à lui rendre, et que lui et sa femme vivraient largement à ses dépens, tant que l'association ne pourrait être rompue. C'était là quelques billets de banque admirablement placés. Quand le marchand d'huile comprit quel marché de dupe il avait fait, il ne lui était plus permis de se débarrasser d'Aristide ; la dot d'Angèle se trouvait engagée dans des spéculations qui tournaient mal. Il dut garder le ménage chez lui, exaspéré, frappé au cœur par le gros appétit de sa belle-fille et par les fainéantises de son fils. Vingt fois, s'il avait pu les désintéresser, il aurait mis à la porte cette vermine qui lui suçait le sang, selon son énergique expression. Félicité les soutenait sourdement ; le jeune homme, qui avait pénétré ses rêves d'ambition, lui exposait chaque soir d'admirables plans de fortune qu'il devait prochainement réaliser. Par un hasard assez rare, elle était au mieux avec sa bru ; il faut dire qu'Angèle n'avait pas une volonté et qu'on pouvait disposer d'elle comme d'un meuble. Pierre s'emportait, quand sa femme lui parlait des succès futurs de leur fils cadet ; il l'accusait plutôt de devoir être un jour la ruine de leur maison. Pendant les quatre années que le ménage resta chez lui, il tempêta ainsi, usant en querelles sa rage impuissante, sans qu'Aristide ni Angèlesortissent le moins du monde de leur calme souriant. Ils s'étaient posés là, ils y restaient, comme des masses. Enfin, Pierre eut une heureuse chance ; il put rendre à son fils ses dix mille francs. Quand il voulut compter avec lui, Aristide chercha tant de chicanes qu'il dut le laisser partir sans lui retenir un sou pour ses frais de nourriture et de logement. Le ménage alla s'établir à quelques pas, sur une petite place du vieux quartier, nommée la place Saint-Louis. Les dix mille francs furent vite mangés. Il fallut s'établir. Aristide, d'ailleurs, ne changea rien à sa vie tant qu'il y eut de l'argent à la maison. Lorsqu'il en fut à son dernier billet de cent francs, il devint nerveux. On le vit rôder dans la ville d'un air louche ; il ne prit plus sa demi-tasse au cercle ; il regarda jouer, fiévreusement, sans toucher une carte. La misère le rendit pire encore qu'il n'était. Longtemps il tint le coup, il s'entêta à ne rien faire. Il eut un enfant, en 1840, le petit Maxime, que sa grand-mère Félicité fit heureusement entrer au collège, et dont elle paya secrètement la pension. C'était une bouche de moins chez Aristide ; mais la pauvre Angèle mourait de faim, le mari dut enfin chercher une place. Il réussit à entrer à la sous-préfecture. Il y resta près de dix années, et n'arriva qu'aux appointements de dix-huit cents francs. Dès lors, haineux, amassant le fiel, il vécut dans l'appétit continuel des jouissances dont il était sevré. Sa position infime l'exaspérait ; les misérables cent cinquante francs qu'on lui mettait dans la main lui semblaient une ironie de la fortune. Jamais pareille soif d'assouvir sa chair ne brûla un homme. Félicité, à laquelle il contait ses souffrances, ne fut pas fâchée de le voir affamé ; elle pensa que la misère fouetterait ses paresses. L'oreille au guet, en embuscade, il se mit à regarder autour de lui,comme un voleur qui cherche un bon coup à faire. Au commencement de l'année 1848, lorsque son frère partit pour Paris, il eut un instant l'idée de le suivre. Mais Eugène était garçon ; lui ne pouvait traîner sa femme si loin, sans avoir en poche une forte somme. Il attendit, flairant une catastrophe, prêt à étrangler la première proie venue.

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