La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°260)

Partie : Préface, chapitre III

A Plassans, dans cette ville close où la division des classes se trouvait si nettement marquée en 1848, le contrecoup des événements politiques était très sourd. Aujourd'hui même, la voix du peuple s'y étouffe ; la bourgeoisie y met sa prudence, la noblesse son désespoir muet, le clergé sa fine sournoiserie. Que des rois se volent un trône ou que des républiques se fondent, la ville s'agite à peine. On dort à Plassans, quand on se bat à Paris. Mais la surface a beau paraître calme et indifférente, il y a, au fond, un travail caché très curieux à étudier. Si les coups de fusil sont rares dans les rues, les intrigues dévorent les salons de la ville neuve et du quartier Saint-Marc. Jusqu'en 1830, le peuple n'a pas compté. Encore aujourd'hui, on agit comme s'il n'était pas. Tout se passe entre le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. Les prêtres, très nombreux, donnent le ton à la politique de l'endroit ; ce sont des mines souterraines, des coups dans l'ombre, une tactique savante et peureuse qui permet à peine de faire un pas en avant ou en arrière tous les dix ans. Ces luttes secrètes d'hommes qui veulent avant tout éviter le bruit demandent une finesse particulière, une aptitude aux petites choses, une patience de gens privés de passions. Et c'est ainsi que les lenteurs provinciales, dont on se moque volontiers à Paris, sont pleines de traîtrises, d'égorgillements sournois, de défaites et de victoires cachées. Ces bonshommes, surtoutquand leurs intérêts sont en jeu, tuent à domicile, à coups de chiquenaudes, comme nous tuons à coups de canon, en place publique.

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