La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°283)

Partie : Préface, chapitre III

Lui, voulait se vendre, le plus cher possible. Sa grande inquiétude fut dès lors de prendre le vent, de se mettre toujours du côté de ceux qui pourraient, à l'heure du triomphe, le récompenser magnifiquement. Par malheur, il marchait en aveugle ; il se sentait perdu, au fond de sa province, sans boussole, sans indications précises. En attendant que le cours des événements luitraçât une voie sûre, il garda l'attitude de républicain enthousiaste prise par lui dès le premier jour. Grâce à cette attitude, il resta à la sous-préfecture ; on augmenta même ses appointements. Mordu bientôt par le désir de jouer un rôle, il détermina un libraire, un rival de Vuillet, à fonder un journal démocratique, dont il devint un des rédacteurs les plus âpres. L'Indépendant fit, sous son impulsion, une guerre sans merci aux réactionnaires. Mais le courant l'entraîna peu à peu, malgré lui, plus loin qu'il ne voulait aller ; il en arriva à écrire des articles incendiaires qui lui donnaient des frissons lorsqu'il les relisait. On remarqua beaucoup, à Plassans, une série d'attaques dirigées par le fils contre les personnes que le père recevait chaque soir dans le fameux salon jaune. La richesse des Roudier et des Granoux exaspérait Aristide au point de lui faire perdre toute prudence. Poussé par ses aigreurs jalouses d'affamé, il s'était fait de la bourgeoisie une ennemie irréconciliable, lorsque l'arrivée d'Eugène et la façon dont il se comporta à Plassans vinrent le consterner. Il accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce gros garçon endormi ne sommeillait jamais que d'un œil, comme les chats à l'affût devant un trou de souris. Et voilà qu'Eugène passait les soirées entières dans le salon jaune, écoutant religieusement ces grotesques que lui, Aristide, avait si impitoyablement raillés. Quand il sut, par les bavardages de la ville, que son frère donnait des poignées de main à Granoux et en recevait du marquis, il se demanda avec anxiété ce qu'il devait croire. Se serait-il trompé à ce point ? Les légitimistes ou les orléanistes auraient-ils quelque chance de succès ? Cette pensée le terrifia. Il perdit son équilibre, et, comme il arrive souvent, il tomba sur lesconservateurs avec plus de rage, pour se venger de son aveuglement.

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