La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°330)

Partie : Préface, chapitre III

La lampe éteinte, Félicité ne put dormir. Les yeux fermés, elle faisait de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francs de rente dansaient devant elle, dans l'ombre, une danse diabolique. Elle habitait un bel appartement de la ville neuve, avait le luxe de monsieur Peirotte, donnait des soirées, éclaboussait de sa fortune la ville entière. Ce qui chatouillait le plus ses vanités, c'était la belle position que son mari occuperait alors. Ce serait lui qui payerait leurs rentes à Granoux, à Roudier, à tous ces bourgeois qui venaient aujourd'hui chez elle comme on va dans un café, pour parler haut et savoir les nouvelles du jour. Elle s'était parfaitement aperçue de la façon cavalière dont ces gens entraient dans son salon, ce qui les lui avait fait prendre en grippe. Le marquis lui-même, avec sa politesse ironique, commençait à lui déplaire. Aussi, triompher seuls, garder tout le gâteau, suivant son expression, était une vengeance qu'elle caressait amoureusement. Plus tard, quand ces grossiers personnages se présenteraient le chapeau bas chez monsieur le receveur Rougon, elle les écraserait à son tour. Toute la nuit elle remua ces pensées. Le lendemain, en ouvrant ses persiennes, son premier regard se porta instinctivement de l'autre côté de la rue, sur les fenêtres de monsieur Peirotte ; elle sourit en contemplant les larges rideaux de damas qui pendaient derrière les vitres.

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