La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°681)

Partie : Préface, chapitre IV

Il était près de onze heures du soir, lorsque les insurgés entrèrent dans la ville par la porte de Rome. Ce furent les ouvriers restés à Plassans qui leur ouvrirentcette porte à deux battants, malgré les lamentations du gardien, auquel on n'arracha les clefs que par la force. Cet homme, très jaloux de ses fonctions, demeura anéanti devant ce flot de foule, lui qui ne laissait entrer qu'une personne à la fois, après l'avoir longuement regardée au visage ; il murmurait qu'il était déshonoré. A la tête de la colonne, marchaient toujours les hommes de Plassans, guidant les autres ; Miette, au premier rang, ayant Silvère à sa gauche, levait le drapeau avec plus de crânerie, depuis qu'elle sentait, derrière les persiennes closes, des regards effarés de bourgeois réveillés en sursaut. Les insurgés suivirent avec une prudente lenteur les rues de Rome et de la Banne ; à chaque carrefour, ils craignaient d'être accueillis à coups de fusil, bien qu'ils connussent le tempérament calme des habitants. Mais la ville semblait morte ; à peine entendait-on aux fenêtres des exclamations étouffées. Cinq ou six persiennes seulement s'ouvrirent ; quelque vieux rentier se montrait, en chemise, une bougie à la main, se penchant pour mieux voir ; puis, dès que le bonhomme distinguait la grande fille rouge qui paraissait traîner derrière elle cette foule de démons noirs, il refermait précipitamment sa fenêtre, terrifié par cette apparition diabolique. Le silence de la ville endormie tranquillisa les insurgés, qui osèrent s'engager dans les ruelles du vieux quartier, et qui arrivèrent ainsi sur la place du Marché et sur la place de l'Hôtel-de-Ville, qu'une rue courte et large relie entre elles. Les deux places, plantées d'arbres maigres, se trouvaient vivement éclairées par la lune. Le bâtiment de l'hôtel de ville, fraîchement restauré, faisait, au bord du ciel clair, une grande tache d'une blancheur crue sur laquelle le balcon du premier étage détachait en minceslignes noires ses arabesques de fer forgé. On distinguait nettement plusieurs personnes debout sur ce balcon, le maire, le commandant Sicardot, trois ou quatre conseillers municipaux, et d'autres fonctionnaires. En bas, les portes étaient fermées. Les trois mille républicains, qui emplissaient les deux places, s'arrêtèrent, levant la tête, prêts à enfoncer les portes d'une poussée.

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