La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°731)

Partie : Préface, chapitre IV

Cependant Silvère regagna la halle en courant. Comme il approchait de l'endroit où il avait laissé Miette, il entendit un bruit violent de voix et vit un rassemblement qui lui firent hâter le pas. Une scène cruelle venait de se passer. Des curieux circulaient dans la foule des insurgés, depuis que ces derniers s'étaient tranquillement mis à manger. Parmi ces curieux se trouvait Justin, le fils du méger Rébufat, un garçon d'une vingtaine d'années, créature chétive et louche qui nourrissait contre sa cousine Miette une haine implacable. Au logis, il lui reprochait le pain qu'elle mangeait, il la traitait comme une misérable ramassée par charité au coin d'une borne. Il est à croire que l'enfant avait refusé d'être sa maîtresse. Grêle, blafard, les membres trop longs, le visage de travers, il se vengeait sur elle de sa propre laideur et des mépris que la belle et puissante fille avait dû lui témoigner. Son rêve caressé était de la faire jeter à la porte par son père. Aussi l'espionnait-il sans relâche. Depuis quelque temps, il avait surpris ses rendez-vous avec Silvère ; il n'attendait qu'une occasion décisive pour tout rapporter à Rébufat.Ce soir-là, l'ayant vue s'échapper de la maison vers huit heures, la haine l'emporta, il ne put se taire davantage. Rébufat, au récit qu'il lui fit, entra dans une colère terrible et dit qu'il chasserait cette coureuse à coups de pied, si elle avait l'audace de revenir. Justin se coucha, savourant à l'avance la belle scène qui aurait lieu le lendemain. Puis il éprouva un âpre désir de prendre immédiatement un avant-goût de sa vengeance. Il se rhabilla et sortit. Peut-être rencontrerait-il Miette. Il se promettait d'être très insolent. Ce fut ainsi qu'il assista à l'entrée des insurgés et qu'il les suivit jusqu'à l'hôtel de ville, avec le vague pressentiment qu'il allait retrouver les amoureux de ce côté. Il finit, en effet, par apercevoir sa cousine sur le banc où elle attendait Silvère. En la voyant vêtue de sa grande pelisse et ayant à côté d'elle le drapeau rouge, appuyé contre un pilier de la halle, il se mit à ricaner, à la plaisanter grossièrement. La jeune fille, saisie à sa vue, ne trouva pas une parole. Elle sanglotait sous les injures. Et tandis qu'elle était toute secouée par les sanglots, la tête basse, se cachant la face, Justin l'appelait fille de forçat et lui criait que le père Rébufat lui ferait danser une fameuse danse si jamais elle s'avisait de rentrer au Jas-Meiffren. Pendant un quart d'heure, il la tint ainsi frissonnante et meurtrie. Des gens avaient fait cercle, riant bêtement de cette scène douloureuse. Quelques insurgés intervinrent enfin et menacèrent le jeune homme de lui administrer une correction exemplaire, s'il ne laissait pas Miette tranquille. Mais Justin, tout en reculant, déclara qu'il ne les craignait pas. Ce fut à ce moment que parut Silvère. Le jeune Rébufat, en l'apercevant, fit un saut brusque, comme pour prendre la fuite ; il le redoutait, le sachant beaucoup plusvigoureux que lui. Il ne put cependant résister à la cuisante volupté d'insulter une dernière fois la jeune fille devant son amoureux.

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