La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°762)

Partie : Préface, chapitre V

Les deux cloches causaient toujours sinistrement entre elles, dans l'abîme noir qui se creusait autour des jeunes gens. Miette, frissonnante, effrayée, n'osa pas se rapprocher de Silvère. Elle ne savait même plus s'il était là, elle ne l'entendait plus faire un mouvement. Tous deuxétaient pleins de la sensation âcre de leur baiser ; des effusions leur montaient aux lèvres, ils auraient voulu se remercier, s'embrasser encore ; mais ils étaient si honteux de leur bonheur cuisant qu'ils eussent mieux aimé ne jamais le goûter une seconde fois, que d'en parler tout haut. Longtemps encore, si leur marche rapide n'avait fouetté leur sang, si la nuit épaisse ne s'était faite complice, ils se seraient embrassés sur les joues, comme de bons camarades. La pudeur venait à Miette. Après l'ardent baiser de Silvère, dans ces heureuses ténèbres où son cœur s'ouvrait, elle se rappela les grossièretés de Justin. Quelques heures auparavant, elle avait écouté sans rougir ce garçon, qui la traitait de fille perdue ; il demandait à quand le baptême, il lui criait que son père la délivrerait à coups de pied, si jamais elle s'avisait de rentrer au Jas-Meiffren, et elle avait pleuré sans comprendre, elle avait pleuré parce qu'elle devinait que tout cela devait être ignoble. Maintenant qu'elle devenait femme, elle se disait, avec ses innocences dernières, que le baiser, dont elle sentait encore la brûlure en elle, suffisait peut-être pour l'emplir de cette honte dont son cousin l'accusait. Alors elle fut prise de douleur, elle sanglota.

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