La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°808)

Partie : Préface, chapitre V

La jeune fille allait atteindre sa onzième année, lorsque sa tante Eulalie mourut brusquement. Dès ce jour, tout changea au logis. Rébufat se laissa peu à peu aller à traiter Miette en valet de ferme. Il l'accabla de besognes grossières, se servit d'elle comme d'une bête de somme. Elle ne se plaignit même pas, elle croyait avoir une dette de reconnaissance à payer. Le soir, brisée de fatigue, elle pleurait sa tante, cette terrible femme dontelle sentait maintenant toute la bonté cachée. D'ailleurs, le travail même dur ne lui déplaisait pas ; elle aimait la force, elle avait l'orgueil de ses gros bras et de ses solides épaules. Ce qui la navrait, c'était la surveillance méfiante de son oncle, ses continuels reproches, son attitude de maître irrité. A cette heure, elle était une étrangère dans la maison. Même une étrangère n'aurait pas été aussi maltraitée qu'elle. Rébufat abusait sans scrupule de cette petite parente pauvre qu'il gardait auprès de lui par une charité bien entendue. Elle payait dix fois de son travail cette dure hospitalité, et il ne se passait pas de journée qu'il ne lui reprochât le pain qu'elle mangeait. Justin, surtout, excellait à la blesser. Depuis que sa mère n'était plus là, voyant l'enfant sans défense, il mettait tout son mauvais esprit à lui rendre le logis insupportable. La plus ingénieuse torture qu'il inventa fut de parler à Miette de son père. La pauvre fille, ayant vécu hors du monde, sous la protection de sa tante, qui avait défendu qu'on prononçât devant elle les mots de bagne et de forçat, ne comprenait guère le sens de ces mots. Ce fut Justin qui le lui apprit, en lui racontant à sa manière le meurtre du gendarme et la condamnation de Chantegreil. Il ne tarissait pas en détails odieux : les forçats avaient un boulet au pied, ils travaillaient quinze heures par jour, ils mouraient tous à la peine ; le bagne était un lieu sinistre dont il décrivait minutieusement toutes les horreurs. Miette l'écoutait, hébétée, les yeux en larmes. Parfois des violences brusques la soulevaient, et Justin se hâtait de faire un saut en arrière, devant ses poings crispés. Il savourait en gourmand cette cruelle initiation. Quand son père, pour la moindre négligence, s'emportait contrel'enfant, il se mettait de la partie, heureux de pouvoir l'insulter sans danger. Et si elle essayait de se défendre : 

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