La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°859)

Partie : Préface, chapitre V

A partir de ce jour, les jeunes gens ne manquèrent pas une fois de se trouver au rendez-vous. L'eau dormante, ces glaces blanches où ils contemplaient leur image, donnaient à leurs entrevues un charme infini qui suffit longtemps à leur imagination joueuse d'enfants. Ilsn'avaient aucun désir de se voir face à face, cela leur semblait bien plus amusant de prendre un puits pour miroir et de confier à son écho leur bonjour matinal. Ils connurent bientôt le puits comme un vieil ami. Ils aimaient à se pencher sur la nappe lourde et immobile, pareille à de l'argent en fusion. En bas, dans un demi-jour mystérieux, des lueurs vertes couraient, qui paraissaient changer le trou humide en une cachette perdue au fond des taillis. Ils s'apercevaient ainsi dans une sorte de nid verdâtre, tapissé de mousse, au milieu de la fraîcheur de l'eau et du feuillage. Et tout l'inconnu de cette source profonde, de cette tour creuse sur laquelle ils se courbaient, attirés, avec de petits frissons, ajoutait à leur joie de se sourire une peur inavouée et délicieuse. Il leur prenait la folle idée de descendre, d'aller s'asseoir sur une rangée de grosses pierres qui formaient une espèce de banc circulaire, à quelques centimètres de la nappe ; ils tremperaient leurs pieds dans l'eau, ils causeraient pendant des heures, sans qu'on s'avisât jamais de les venir chercher en cet endroit. Puis, quand ils se demandaient ce qu'il pouvait bien y avoir là-bas, leurs frayeurs vagues revenaient, et ils pensaient que c'était assez déjà d'y laisser descendre leur image, tout au fond, dans ces lueurs vertes qui moiraient les pierres d'étranges reflets, dans ces bruits singuliers qui montaient des coins noirs. Ces bruits surtout, venus de l'invisible, les inquiétaient ; souvent il leur semblait que des voix répondaient aux leurs ; alors ils se taisaient, et ils entendaient mille petites plaintes qu'ils ne s'expliquaient pas : travail sourd de l'humidité, soupirs de l'air, gouttes d'eau glissant sur les pierres et dont la chute avait la sonorité grave d'un sanglot. Pour se rassurer, ils se faisaient des signes detête affectueux. L'attrait qui les retenait accoudés aux margelles avait ainsi, comme tout charme poignant, sa pointe d'horreur secrète. Mais le puits restait leur vieil ami. Il était un si excellent prétexte à leur rendez-vous ! Jamais Justin, qui espionnait chaque pas de Miette, ne se défia de son empressement à aller tirer de l'eau, le matin. Parfois il la regardait de loin se pencher, s'attarder. " Ah ! la fainéante ! murmurait-il, dire qu'elle s'amuse à faire des ronds ! " Comment soupçonner que, de l'autre côté du mur, il y avait un galant qui regardait dans l'eau le sourire de la jeune fille, en lui disant : " Si cet âne rouge de Justin te maltraite, dis-le moi, il aura de mes nouvelles ! "

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