La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°915)

Partie : Préface, chapitre V

Puis arrivèrent les pluies, les neiges, les gelées. Ces mauvaises humeurs de l'hiver ne les retinrent pas. Miette ne vint plus sans sa grande pelisse brune, et ils se moquèrent tous deux des vilains temps. Quand la nuit était sèche et claire, que de petits souffles soulevaient sous leurs pas une poussière blanche de gelée, et les frappaient au visage comme à coups de baguettes minces, ils se gardaient bien de s'asseoir ; ils allaient et venaient plus vite, enveloppés dans la pelisse, les joues bleuies, les yeux pleurant de froid ; et ils riaient, tout secoués de gaieté par leur marche rapide dans l'air glacé. Un soir de neige, ils s'amusèrent à faire une énorme boule qu'ilsroulèrent dans un coin ; elle resta là un grand mois, ce qui les fit s'étonner à chaque nouveau rendez-vous. La pluie ne les effrayait pas davantage. Ils se virent par de terribles averses qui les mouillaient jusqu'aux os. Silvère accourait en se disant que Miette ne ferait pas la folie de venir ; et quand Miette arrivait à son tour, il ne savait plus comment la gronder. Au fond, il l'attendait. Il finit par chercher un abri contre les mauvais temps, sentant bien qu'ils sortiraient quand même, malgré leur promesse mutuelle de ne pas mettre les pieds dehors lorsqu'il pleuvrait. Pour trouver un toit, il n'eut qu'à creuser un des tas de planches ; il en retira quelques morceaux de bois, qu'il rendit mobiles, de façon à pouvoir les déplacer et les replacer aisément. Dès lors, les amoureux eurent à leur disposition une sorte de guérite basse et étroite, un trou carré, où ils ne pouvaient tenir que serrés l'un contre l'autre, assis sur le bout d'un madrier, qu'ils laissaient au fond de la logette. Quand l'eau tombait, le premier arrivé se réfugiait là ; et, lorsqu'ils se trouvaient réunis, ils écoutaient avec une jouissance infinie l'averse qui battait sur le tas de planches de sourds roulements de tambour. Devant eux, autour d'eux, dans le noir d'encre de la nuit, il y avait un grand ruissellement qu'ils ne voyaient pas, et dont le bruit continu ressemblait à la voix haute d'une foule. Ils étaient bien seuls cependant, au bout du monde, au fond des eaux. Jamais ils ne se sentaient aussi heureux, aussi séparés des autres, qu'au milieu de ce déluge, dans ce tas de planches, menacées à chaque instant d'être emportées par les torrents du ciel. Leurs genoux repliés arrivaient presque au ras de l'ouverture, et ils s'enfonçaient le plus possible, les joues et les mains baignées d'une fine poussière de pluie. A leurs pieds, degrosses gouttes tombées des planches clapotaient à temps égaux. Et ils avaient chaud dans la pelisse brune ; ils étaient si à l'étroit, que Miette se trouvait à demi sur les genoux de Silvère. Ils bavardaient ; puis ils se taisaient, pris d'une langueur, assoupis par la tiédeur de leur embrassement et par le roulement monotone de l'averse. Pendant des heures, ils restaient là, avec cet amour de la pluie qui fait marcher gravement les petites filles, par les temps d'orage, une ombrelle ouverte à la main. Ils finirent par préférer les soirées pluvieuses. Seule, leur séparation devenait alors plus pénible. Il fallait que Miette franchit son mur sous la pluie battante, et qu'elle traversât les flaques du Jas-Meiffren en pleine obscurité. Dès qu'elle quittait ses bras, Silvère la perdait dans les ténèbres, dans la clameur de l'eau. Il écoutait vainement, assourdi, aveuglé. Mais l'inquiétude où les laissait tous deux cette brusque séparation était un charme de plus ; jusqu'au lendemain, ils se demandaient s'il ne leur était rien arrivé, par ce temps à ne pas mettre un chien dehors ; ils avaient peut-être glissé, ils pouvaient s'être égarés, craintes qui les occupaient tyranniquement l'un de l'autre, et qui rendaient plus tendre leur entrevue suivante.

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