La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°931)

Partie : Préface, chapitre V

Mais si le jeune homme rêvait tout éveillé la glorification de son amoureuse, il avait de tels besoins de justice, qu'il la faisait souvent pleurer en lui parlant de son père. Malgré les attendrissements profonds que l'amitié de Silvère avait mis en elle, elle avait encore de loin en loin des réveils brusques, des heures mauvaises, où les entêtements, les rébellions de sa nature sanguine la raidissaient, les yeux durs, les lèvres serrées. Alors elle soutenait que son père avait bien fait de tuer le gendarme, que la terre appartient à tout le monde, qu'on a le droit de tirer des coups de fusil où l'on veut et quand on veut. Et Silvère, de sa voix grave, lui expliquait le code comme ille comprenait, avec des commentaires étranges qui auraient fait bondir toute la magistrature de Plassans. Ces causeries avaient lieu, le plus souvent, dans quelque coin perdu des prés Sainte-Claire. Les tapis d'herbe, d'un noir verdâtre, s'étendaient à perte de vue, sans qu'un seul arbre tachât l'immense nappe, et le ciel semblait énorme, emplissant de ses étoiles la rondeur nue de l'horizon. Les enfants étaient comme bercés dans cette mer de verdure. Miette luttait longtemps ; elle demandait à Silvère s'il eût mieux valu que son père se laissât tuer par le gendarme, et Silvère gardait un instant le silence ; puis il disait que, dans un tel cas, il valait mieux être la victime que le meurtrier, et que c'était un grand malheur, lorsqu'on tuait son semblable, même en état de légitime défense. Pour lui, la loi était chose sainte, les juges avaient eu raison d'envoyer Chantegreil au bagne. La jeune fille s'emportait, elle aurait battu son ami, elle lui criait qu'il avait aussi mauvais cœur que les autres. Et comme il continuait à défendre fermement ses idées de justice, elle finissait par éclater en sanglots, en balbutiant qu'il rougissait sans doute d'elle, puisqu'il lui rappelait toujours le crime de son père. Ces discussions se terminaient dans les larmes, dans une émotion commune. Mais l'enfant avait beau pleurer, reconnaître qu'elle avait peut-être tort, elle gardait tout au fond d'elle sa sauvagerie, son emportement sanguin. Une fois, elle raconta avec de longs rires comment un gendarme devant elle, en tombant de cheval, s'était cassé la jambe. D'ailleurs Miette ne vivait plus que pour Silvère. Quand celui-ci la questionnait sur son oncle et sur son cousin, elle répondait " qu'elle ne savait pas ", et s'il insistait, par crainte qu'on la rendît trop malheureuse au Jas-Meiffren,elle disait qu'elle travaillait beaucoup, que rien n'était changé. Elle croyait pourtant que Justin avait fini par savoir ce qui la faisait chanter le matin et lui mettait de la douceur plein les yeux. Mais elle ajoutait :

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