La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°933)

Partie : Préface, chapitre V

Cependant, la campagne libre, les longues marches en plein air, les lassaient parfois. Ils revenaient toujours à l'aire Saint-Mittre, à l'allée étroite, d'où les avaient chassés les soirées d'été bruyantes, les odeurs trop fortes des herbes foulées, les souffles chauds et troublants. Mais, certains soirs, l'allée se faisait plus douce, des vents la rafraîchissaient, ils pouvaient demeurer là sans éprouver de vertige. Ils goûtaient alors des repos délicieux. Assis sur la pierre tombale, l'oreille fermée au tapage des enfants et des bohémiens, ils se trouvaient chez eux. Silvère avait ramassé à plusieurs reprises des fragments d'os, des débris de crâne, et ils aimaient à parler de l'ancien cimetière. Vaguement, avec leur imagination vive, ils se disaient que leur amour avait poussé, comme une belle plante robuste et grasse, dans ce terreau, dans ce coin de terre fertilisé par la mort. Il y avait grandi ainsi que ces herbes folles ; il y avait fleuri comme ces coquelicots que la moindre brise faisait battre sur leurs tiges, pareils à des cœurs ouverts et saignants. Et ils s'expliquaient les haleines tièdes passant sur leur front, les chuchotements entendus dans l'ombre, le long frisson qui secouait l'allée : c'étaient les morts qui leur soufflaient leurs passions disparues au visage, les morts qui leur contaient leur nuit de noces, les morts qui seretournaient dans la terre, pris du furieux désir d'aimer, de recommencer l'amour. Ces ossements, ils le sentaient bien, étaient pleins de tendresse pour eux ; les crânes brisés se réchauffaient aux flammes de leur jeunesse, les moindres débris les entouraient d'un murmure ravi, d'une sollicitude inquiète, d'une jalousie frémissante. Et quand ils s'éloignaient, l'ancien cimetière pleurait. Ces herbes, qui leur liaient les pieds par les nuits de feu, et qui les faisaient vaciller, c'étaient des doigts minces, effilés par la tombe, sortis de terre pour les retenir, pour les jeter aux bras l'un de l'autre. Cette odeur âcre et pénétrante qu'exhalaient les tiges brisées, c'était la senteur fécondante, le suc puissant de la vie, qu'élaborent lentement les cercueils et qui grisent de désirs les amants égarés dans la solitude des sentiers. Les morts, les vieux morts, voulaient les noces de Miette et de Silvère.

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