La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°934)

Partie : Préface, chapitre V

Jamais les enfants ne furent pris d'effroi. La tendresse flottante qu'ils devinaient autour d'eux les touchait, leur faisait aimer les êtres invisibles dont ils croyaient souvent sentir le frôlement, pareil à un léger battement d'ailes. Ils étaient simplement attristés parfois d'une tristesse douce, et ils ne comprenaient pas ce que les morts voulaient d'eux. Ils continuaient à vivre leurs amours ignorantes, au milieu de ce flot de sève, dans ce bout de cimetière abandonné, où la terre engraissée suait la vie, et qui exigeait impérieusement leur union. Les voix bourdonnantes qui faisaient sonner leurs oreilles, les chaleurs subites qui leur poussaient tout le sang au visage, ne leur disaient rien de distinct. Il y avait des jours où la clameur des morts devenait si haute, que Miette, fiévreuse, alanguie, couchée à demi sur la pierretombale, regardait Silvère de ses yeux noyés, comme pour lui dire : " Que demandent-ils donc ? Pourquoi soufflent-ils ainsi de la flamme dans mes veines ? " Et Silvère, brisé, éperdu, n'osait répondre, n'osait répéter les mots ardents qu'il croyait saisir dans l'air, les conseils fous que lui donnaient les grandes herbes, les supplications de l'allée entière, des tombes mal fermées brûlant de servir de couche aux amours de ces deux enfants.

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