La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon (paragraphe n°967)

Partie : Préface, chapitre V

La nuit fut inquiète. Il passa un vent de malheur sur les insurgés. L'enthousiasme, la confiance de la veille furent comme emportés dans les ténèbres. Au matin, les figures étaient sombres ; il y avait des échanges de regards tristes, des silences longs de découragement. Des bruits effrayants couraient ; les mauvaises nouvelles, que les chefs avaient réussi à cacher depuis la veille, s'étaient répandues sans que personne eût parlé, soufflées par cette bouche invisible qui jette d'une haleine la panique dans les foules. Des voix disaient que Paris était vaincu, que la province avait tendu les pieds et les poings ; et ces voix ajoutaient que des troupes nombreuses parties de Marseille, sous les ordres du colonel Masson et de monsieur de Blériot, le préfet du département, s'avançaient à marches forcées pour détruire les bandes insurrectionnelles. Ce fut un écroulement, un réveil plein de colère et de désespoir. Ces hommes, brûlant la veille de fièvre patriotique, se sentirent frissonner dans le grandfroid de la France soumise, honteusement agenouillée. Eux seuls avaient donc eu l'héroïsme du devoir ! Ils étaient, à cette heure, perdus au milieu de l'épouvante de tous, dans le silence de mort du pays ; ils devenaient des rebelles ; on allait les chasser à coups de fusil, comme des bêtes fauves. Et ils avaient rêvé une grande guerre, la révolte d'un peuple, la conquête glorieuse du droit ! Alors, dans une telle déroute, dans un tel abandon, cette poignée d'hommes pleura sa foi morte, son rêve de justice évanoui. Il y en eut qui, en injuriant la France entière de sa lâcheté, jetèrent leurs armes et allèrent s'asseoir sur le bord des routes ; ils disaient qu'ils attendraient là les balles de la troupe, pour montrer comment mouraient des républicains.

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