La Joie de vivre

La Joie de vivre (paragraphe n°1244)

Chapitre VI

Ce fut le lendemain que l'agonie de madame Chanteau commença, une agonie bavarde, qui dura vingt-quatre heures. Elle s'était calmée, l'effroi du poison ne l'affolait plus ; et, sans arrêt, elle parlait toute seule, d'unevoix claire, en phrases rapides, sans lever la tête de l'oreiller. Ce n'était pas une causerie, elle ne s'adressait à personne, il semblait seulement que, dans le détraquement de la machine, son cerveau se hâtât de fonctionner comme une horloge qui se déroule, et que ce flot de petites paroles pressées fût les derniers tic-tac de son intelligence à bout de chaîne. Tout son passé défilait, il ne lui venait pas un mot du présent, de son mari, de son fils, de sa nièce, de cette maison de Bonneville, où son ambition avait souffert dix années. Elle était encore mademoiselle de la Vignière, lorsqu'elle courait le cachet dans les familles distinguées de Caen ; elle prononçait familièrement des noms que ni Pauline ni Véronique n'avaient jamais entendus ; elle racontait de longues histoires, sans suite, coupées d'incidentes, et dont les détails échappaient à la bonne elle-même, vieillie pourtant à son service. Comme ces coffres que l'on vide des lettres jaunies d'autrefois, il semblait qu'elle se débarrassât la tête des souvenirs de sa jeunesse, avant d'expirer. Pauline, malgré son courage, en éprouvait un frisson, troublée devant cet inconnu, cette confession involontaire qui revenait à la surface, dans le travail même de la mort. Et ce n'était plus d'un souffle, c'était de ce bavardage terrifiant que la maison maintenant s'emplissait. Lazare, lorsqu'il passait devant la porte, en emportait des phrases. Il les retournait, ne leur trouvait pas de sens, s'en effarait comme d'une histoire ignorée, que sa mère contait déjà, de l'autre côté de la vie, au milieu de gens invisibles.

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