La Joie de vivre

La Joie de vivre (paragraphe n°1702)

Chapitre IX

Dans les premiers temps, après le départ de Lazare, chaque lettre de lui avait troublé Pauline. Elle ne vivait que par ces lettres, les attendait avec impatience, les relisait, allait au-delà des mots écrits, jusqu'aux choses qu'ils ne disaient pas. Pendant trois mois, elles furent régulières, elles arrivaient tous les quinze jours, très longues, pleines de détails, débordantes d'espoir. Lazare se passionnait une fois encore, se jetait dans les affaires, rêvant tout de suite une fortune colossale. A l'entendre, la compagnie d'assurances rendrait des bénéfices énormes ; et il ne se bornerait pas là, il entassait les entreprises, il se montrait enchanté du monde financier et industriel, des gens de relations charmantes, qu'il s'accusait d'avoir si sottement jugés en poète. Toute idée littéraire semblait oubliée. Puis, il ne tarissait pas sur les joies de son ménage, il racontait des enfantillages d'amoureux sur sa femme, des baisers pris, des niches faites, étalant son bonheur pour remercier celle qu'il appelait " ma sœur chérie, ". C'étaient ces détails, ces passages familiers quidonnaient aux doigts de Pauline une légère fièvre. Elle restait comme étourdie par l'odeur d'amour qui montait du papier, une odeur d'héliotrope, le parfum préféré de Louise. Ce papier avait dormi près de leur linge : elle fermait les yeux, voyait les lignes flamboyer, continuer les phrases, la mettre dans l'intimité étroite de leur lune de miel. Mais, peu à peu, les lettres se firent plus rares et plus courtes, son cousin cessa de parler de ses affaires et se contenta de lui envoyer les amitiés de sa femme. D'ailleurs, il ne donnait aucune explication, il cessait simplement de tout dire. Etait-il mécontent de sa situation et la finance le répugnait-elle déjà ? le bonheur du ménage se trouvait-il compromis par des malentendus ? La jeune fille en était réduite aux suppositions, elle s'inquiétait de l'ennui, de la désespérance, qu'elle sentait au fond des quelques mots, envoyés comme à regret. Vers la fin d'avril, après six semaines de silence, elle reçut un billet de quatre lignes, où elle lut que Louise était enceinte de trois mois. Et le silence recommença, elle n'eut plus de nouvelles.

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