La Joie de vivre

La Joie de vivre (paragraphe n°1756)

Chapitre IX

Alors, un regret immense l'accabla. Les heures de la nuit passaient, tombaient une à une, sans qu'elle eût l'idée de se traîner jusqu'à son lit. Un rêve venait de l'envahir,les yeux grands ouverts, aveuglés par la flamme haute de la bougie, qu'elle regardait toujours, sans la voir. Elle n'était plus dans sa chambre, elle s'imaginait qu'elle avait épousé Lazare ; et leur existence commune se déroulait devant elle, en tableaux d'amour et de félicité. C'était à Bonneville, au bord de la mer bleue, ou bien à Paris, dans une rue bruyante ; le calme de la petite pièce restait le même, des livres traînaient, des roses fleurissaient sur la table, la lampe avait une clarté blonde, le soir, tandis que des ombres dormaient au plafond. Toutes les minutes, leurs mains se cherchaient, il avait retrouvé la gaieté insouciante de sa jeunesse, elle l'aimait tant qu'il finissait par croire à l'éternité de l'existence. A cette heure-ci, ils se mettaient à table ; à cette heure-là, ils sortaient ensemble ; demain, elle reverrait avec lui les comptes de la semaine. Et elle s'attendrissait à ces détails familiers du ménage, elle y mettait la solidité de leur bonheur, qui était enfin là, visible, réel, depuis la toilette rieuse de leur lever, jusqu'à leur dernier baiser du soir. En été, ils voyageaient. Puis, un matin, elle s'apercevait qu'elle était enceinte. Mais un grand frisson secoua son rêve, elle n'alla pas plus loin, elle se retrouva dans sa chambre, en face de sa bougie presque achevée. Enceinte, mon Dieu ! l'autre était enceinte, et jamais ces choses n'arriveraient, et jamais elle ne connaîtrait ces joies ! Ce fut une chute si rude, que des larmes jaillirent de ses yeux et qu'elle pleura sans fin, avec des hoquets qui lui brisaient la poitrine. La bougie s'éteignait, elle dut se coucher dans l'obscurité.

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