La Joie de vivre

La Joie de vivre (paragraphe n°1762)

Chapitre IX

Elle pariait de sauter encore d'un bond sur la table. Lui aussi, sautait, heureux d'être dérangé. Son drame dormait déjà dans un tiroir. Un matin qu'ils découvrirent la grande symphonie de la Douleur, elle lui en joua les morceaux, en accentuant comiquement le rythme ; et il se moquait de son œuvre, il chantait les notes, pour soutenir le piano, dont les sons éteints ne s'entendaient plus.Pourtant, un morceau, la fameuse marche de la Mort, les rendit sérieux : vraiment, ce n'était pas mal, on devait garder ça. Tout les amusait, les attendrissait : une collection de Floridées, collée jadis par elle, retrouvée sous des livres ; un bocal oublié qui contenait un échantillon de bromure, obtenu à l'usine ; le modèle minuscule d'un épi, à moitié cassé, comme broyé sous la tempête d'un verre d'eau. Puis, ils battaient la maison, en se poursuivant avec des jeux de gamins échappés ; sans cesse, ils descendaient et montaient les étages, traversaient les pièces, dont les portes battaient bruyamment. N'étaient-ce pas les heures d'autrefois ? elle avait dix ans et lui dix-neuf, elle se reprenait pour lui d'une amitié passionnée de petite fille. Rien n'était changé, la salle à manger avait toujours son buffet de noyer clair, sa suspension de cuivre verni, la Vue du Vésuve et les quatre lithographies des Saisons, qui les égayaient encore. Sous sa boîte vitrée, le chef-d'œuvre du grand-père dormait à la même place, ayant fini par faire tellement corps avec la cheminée, que la bonne posait dessus les verres et les assiettes. Il n'y avait qu'une pièce où ils pénétraient muets d'émotion, l'ancienne chambre de madame Chanteau, laissée intacte depuis la mort. Personne n'ouvrait plus le secrétaire, la tenture de cretonne jaune à ramages verdâtres déteignait seule, au grand soleil qu'on laissait entrer parfois. Justement, un anniversaire de fête se présenta, ils emplirent la chambre de gros bouquets.

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