La Joie de vivre

La Joie de vivre (paragraphe n°969)

Chapitre V

Lazare, depuis quelque temps, se montrait nerveux. Son équipe d'ouvriers l'avait exaspéré, il venait de se débarrasser des travaux ainsi que d'une corvée trop lourde, sans goûter la joie de voir enfin son idée debout. D'autres projets l'occupaient, des projets confus d'avenir, des places à Caen, des ouvrages destinés à le pousser très haut. Mais il ne faisait toujours aucune démarche sérieuse, il retombait dans une oisiveté qui l'aigrissait, moins fort, moins courageux à chaque heure. Ce malaise s'aggravait de la secousse profonde dont la maladie de Pauline l'avait ébranlé, d'un besoin continuel de grand air, d'une singulière excitation physique, comme s'il eût obéi à l'impérieuse nécessité de prendre sa revanche contre la douleur. La présence de Louise irritait encore sa fièvre ; elle ne pouvait lui parler sans s'appuyer à son épaule, elle lui soufflait ses jolis rires au visage ; et ses grâces de chatte, son odeur de femme coquette, tout cet abandon amical et troublant, achevait de le griser. Il en arrivait à un désir maladif, combattu de scrupules. Avec une amie d'enfance, chez sa mère, cela était impossible, l'idée de l'honnêteté lui cassait brusquement les bras, lorsqu'il la saisissait en jouant, et qu'un feu brusque lui jetait le sang à la peau. Dans ce débat, ce n'était jamais l'image de Pauline qui l'arrêtait : elle n'en aurait rien su, un maritrompe bien sa femme avec une servante. La nuit, il imaginait des histoires, on avait renvoyé Véronique devenue insupportable, Louise n'était plus qu'une petite bonne, qu'il allait retrouver pieds nus. Comme la vie s'arrangeait mal ! Aussi exagérait-il, du matin au soir, son pessimisme sur les femmes et l'amour, dans des boutades féroces. Tout le mal venait des femmes, sottes, légères, éternisant la douleur par le désir, et l'amour n'était qu'une duperie, l'égoïste poussée des générations futures qui voulaient vivre. Schopenhauer entier y passait, avec des brutalités, dont la jeune fille, rougissante, s'égayait beaucoup. Et peu à peu, il l'aimait davantage, une véritable passion se dégageait de ces dédains furieux, il se lançait dans cette nouvelle tendresse avec sa fougue première, toujours en quête d'un bonheur qui avortait.

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