La Terre

La Terre (paragraphe n°2978)

Chapitre II

Cependant, jusque-là, Fouan avait pu marcher, et c'était une consolation, car il s'intéressait encore à la terre, il montait toujours revoir ses anciennes pièces, dans cette manie des vieux passionnés que hantent leurs maîtresses d'autrefois. Il errait lentement par les routes, de sa marche blessée de vieil homme ; il s'arrêtait au bord d'un champ, demeurait des heures planté sur ses cannes ; puis, il se traînait devant un autre, s'y oubliait de nouveau, immobile, pareil à un arbre poussé là, desséché de vieillesse. Ses yeux vides ne distinguaient plus nettement ni le blé, ni l'avoine, ni le seigle. Tout se brouillait, et c'étaient des souvenirs confus qui se levaient du passé : cette pièce, en telle année, avait rapporté tant d'hectolitres. Même les dates, les chiffres finissaient par se confondre. Il ne lui restait qu'une sensation vive, persistante : la terre, la terre qu'il avait tant désirée, tant possédée, la terre à qui, pendant soixante ans, il avait tout donné, ses membres, son cœur, sa vie, la terre ingrate, passée aux bras d'un autre mâle, et qui continuait de produire sans lui réserver sa part ! Une grande tristesse le poignait, à cette idée qu'elle ne le connaissait plus, qu'il n'avait rien gardé d'elle, ni un sou ni une bouchée de pain, qu'il lui fallait mourir, pourrir en elle, l'indifférente qui, de ses vieux os, allait se refaire de la jeunesse. Vrai ! pour en arriver là, nu et infirme, ça ne valait guère la peine de s'être tué au travail ! Quand il avait rôdé ainsi autour de ses anciennes pièces, il se laissait tomber surson lit, dans une telle lassitude, qu'on ne l'entendait même plus souffler.

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