La Terre

La Terre (paragraphe n°3059)

Chapitre III

Le soir, lorsque Buteau raconta méchamment à Lise la culbute de sa sœur, tous les deux eurent un regard où luisait la même pensée : si la gueuse s'était tuée avec son enfant, le mari n'avait rien, la terre et la maison leur faisaient retour. Ils savaient, par la Grande, l'aventure du testament différé, devenu inutile depuis la grossesse. Mais eux n'avaient jamais eu de chance, pas de danger que le sort les débarrassât de la mère et du petit ! Et ils y revinrent en se couchant, histoire simplement d'en causer, car ça ne tue pas les gens, de parler de leur mort. Une supposition que Françoise fût morte sans héritier, comme tout s'arrangeait, quel coup de justice du bon Dieu ! Lise, empoisonnée de sa haine, finit par jurer que sa sœur n'était plus sa sœur, qu'elle lui tiendrait la tête sur le billot, s'il ne s'agissait que de ça pour rentrer dans leur chez-eux, d'où la salope les avait si dégoûtammentchassés. Buteau, lui, ne se montrait pas gourmand, déclarait que ce serait déjà gentil de voir le petit claquer avant de naître. Cette grossesse surtout l'avait irrité : un enfant, c'était la fin de son espoir têtu, la perte définitive du bien. Alors, comme ils se mettaient au lit tous deux, et qu'elle soufflait la chandelle, elle eut un rire singulier, elle dit que tant que les mioches ne sont pas venus, ils peuvent ne pas venir. Un silence régna dans l'obscurité, puis il demanda pourquoi elle lui disait ça. Collée contre lui, la bouche à son oreille, elle lui fit un aveu : le mois dernier, elle avait eu l'embêtement de s'apercevoir qu'elle se trouvait de nouveau pincée ; si bien que, sans le prévenir, elle avait filé chez la Sapin, une vieille de Magnolles qui était sorcière. Encore enceinte, merci ! il l'aurait bien reçue ! La Sapin, avec une aiguille, tout simplement, l'avait débarrassée. Il l'écoutait, sans approuver, sans désapprouver, et son contentement ne perça que dans la façon goguenarde dont il exprima l'idée qu'elle aurait dû se procurer l'aiguille, pour Françoise. Elle s'égaya aussi, le saisit à pleins bras, lui souffla que la Sapin enseignait une autre manière, oh ! une manière si drôle ! Hein ? laquelle donc ? Eh bien ! un homme pouvait défaire ce qu'un homme avait fait : il n'avait qu'à prendre la femme en lui traçant trois signes de croix sur le ventre et en récitant un Ave à l'envers. Le petit, s'il y en avait un, s'en allait comme un vent. Buteau s'arrêta de rire, ils affectèrent de douter, mais l'antique crédulité passée dans les os de leur race, les secouait d'un frisson, car personne n'ignorait que la vieille de Magnolles avait changé une vache en belette et ressuscité un mort. Ça devait être, puisqu'elle l'affirmait. Enfin, Lise désira, très câline, qu'il essayât sur elle l'Ave à l'envers et les troissignes de croix, voulant se rendre compte si elle ne sentirait rien. Non, rien ! C'était que l'aiguille avait suffi. Sur Françoise, ça en aurait fait, du ravage ! Il rigola, est-ce qu'il pouvait ? Tiens ! pourquoi pas, puisqu'il l'avait déjà eue ? Jamais ! Il s'en défendait maintenant, tandis que sa femme lui enfonçait les doigts dans la chair, devenue jalouse. Ils s'endormirent aux bras l'un de l'autre.

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