La Terre

La Terre (paragraphe n°628)

Chapitre I

Son père, Isidore Hourdequin, était le descendant d'une ancienne famille de paysans de Cloyes, affinée et montée à la bourgeoisie, au seizième siècle. Tous avaient eu des emplois dans la gabelle : un grenetier à Chartres ; un autre, contrôleur à Châteaudun ; et Isidore, orphelin de bonne heure, possédait une soixantaine de mille francs, lorsque, à vingt-six ans, privé de sa place par la Révolution, il eut l'idée de faire fortune avec les vols de ces brigands de républicains, qui mettaient en vente les biens nationaux. Il connaissait admirablement la contrée, il flaira, calcula, paya trente mille francs, à peine le cinquième de leur valeur réelle, les cent cinquante hectares de la Borderie, tout ce qu'il restait de l'ancien domaine des Rognes-Bouqueval. Pas un paysan n'avait osé risquer ses écus ; seuls, des bourgeois, des robins et des financiers tirèrent profit de la mesure révolutionnaire. D'ailleurs, c'était simplement une spéculation, car Isidore comptait bien ne pas s'embarrasser d'une ferme, la revendre à son prix dès la fin des troubles, quintupler ainsi son argent. Mais le Directoire arriva, et la dépréciation de la propriété continuait : il ne put vendre avec le bénéfice rêvé. Sa terre le tenait, il en devint le prisonnier, à ce point que, têtu, ne voulant rien lâcher d'elle, il eut l'idée de la faire valoir lui-même, espérant y réaliser enfin la fortune. Vers cette époque, il épousa la fille d'un fermier voisin, qui lui apporta cinquante hectares ; dès lors, il en eut deux cents, et ce fut ainsi que ce bourgeois, sorti depuis trois siècles de la souche paysanne, retourna à la culture, mais à la grande culture, à l'aristocratie du sol, qui remplaçait l'ancienne toute-puissance féodale.Alexandre Hourdequin, son fils unique, était né en 1804. Il avait commencé d'exécrables études au collège de Châteaudun. La terre le passionnait, il préféra revenir aider son père, décevant un nouveau rêve de ce dernier, qui, devant la fortune lente, aurait voulu vendre tout et lancer son fils dans quelque profession libérale. Le jeune homme avait vingt-sept ans, lorsque, le père mort, il devint le maître de la Borderie. Il était pour les méthodes nouvelles ; son premier soin, en se mariant, fut de chercher, non du bien, mais de l'argent, car, selon lui, il fallait s'en prendre au manque de capital, si la ferme végétait ; et il trouva la dot désirée, une somme de cinquante mille francs, que lui apporta une sœur du notaire Baillehache, une demoiselle mûre, son aînée de cinq ans, extrêmement laide, mais douce. Alors, commença, entre lui et ses deux cents hectares, une longue lutte, d'abord prudente, peu à peu enfiévrée par les mécomptes, lutte de chaque saison, de chaque jour, qui, sans l'enrichir, lui avait permis de mener une vie large de gros homme sanguin, décidé à ne jamais rester sur ses appétits. Depuis quelques années, les choses se gâtaient encore. Sa femme lui avait donné deux enfants : un garçon, qui s'était engagé par haine de la culture, et qui venait d'être fait capitaine, après Solférino ; une fille délicate et charmante, sa grande tendresse, l'héritière de la Borderie, puisque son fils ingrat courait les aventures. D'abord, en pleine moisson, il perdit sa femme. L'automne suivant, sa fille mourait. Ce fut un coup terrible. Le capitaine ne se montrait même plus une fois par an, le père se trouva brusquement seul, l'avenir fermé, sans l'encouragement désormais de travailler pour sa race. Mais, si la blessure saignait au fond, il resta debout,violent et autoritaire. Devant les paysans qui ricanaient de ses machines, qui souhaitaient la ruine de ce bourgeois assez audacieux pour tâter de leur métier, il s'obstina. Et que faire, d'ailleurs ? Il était de plus en plus étroitement le prisonnier de sa terre : le travail accumulé, le capital engagé l'enfermaient chaque jour davantage, sans autre issue possible désormais que d'en sortir par un désastre.

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