La Terre

La Terre (paragraphe n°637)

Chapitre I

Il y avait près de deux ans que Jean Macquart se trouvait à la ferme. En sortant du service, il était tombé à Bazoches-le-Doyen, avec un camarade, menuisier comme lui, et il avait repris du travail chez le père de ce dernier, petit entrepreneur de village, qui occupait deux ou trois ouvriers ; mais il ne se sentait plus le cœur à la besogne, les sept années de service l'avaient rouillé, dévoyé, dégoûté de la scie et du rabot, à ce point qu'il semblait un autre homme. Jadis, à Plassans, il tapait dur sur le bois, sans facilité pour apprendre, sachant tout juste lire, écrire et compter, très réfléchi pourtant, très laborieux, ayant la volonté de se créer une situation indépendante, en dehors de sa terrible famille. Le vieux Macquart le tenait dans une dépendance de fille, lui soufflait sous le nez ses maîtresses, allait chaque samedi, à la porte de son atelier, lui voler sa paie. Aussi, lorsque les coups et la fatigue eurent tué sa mère, suivit-il l'exemple de sa sœur Gervaise, qui venait de filer à Paris, avec un amant ; il se sauva de son côté, pour ne pas nourrir son fainéant de père. Et, maintenant, il ne se reconnaissait plus, non qu'il fût devenu paresseux à son tour, mais le régiment lui avait élargi la tête : la politique, par exemple, qui l'ennuyait autrefois, le préoccupait aujourd'hui, le faisait raisonner sur l'égalité et la fraternité. Puis, c'étaient des habitudes de flâne, les factions rudes et oisives, la vie somnolente des casernes, la bousculade sauvage de la guerre. Alors, les outils tombaient de ses mains, il songeait à sa campagned'Italie, et un grand besoin de repos l'engourdissait, l'envie de s'allonger et de s'oublier dans l'herbe.

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