Le Docteur Pascal

Le Docteur Pascal (paragraphe n°1781)

Chapitre XIII

Quand Martine était allée annoncer à la vieille madame Rougon la mort inattendue de son fils, celle-ci, dans son saisissement, avait eu un premier cri de colère, mêlé à son chagrin. Eh quoi ! Pascal mourant n'avait pas voulu la voir, avait fait jurer à cette servante de ne pas la prévenir ! Cela la fouettait au sang, comme si la lutte qui avait duré toute l'existence, entre elle et lui, devait continuer par-delà le tombeau. Puis, après s'être habillée à la hâte, lorsqu'elle était accourue à la Souleiade, la pensée des terribles dossiers, de tous les manuscrits qui emplissaient l'armoire, l'avait envahie d'une passion frémissante. Maintenant que l'oncle Macquart et Tante Dide étaient morts, elle ne redoutait plus ce qu'elle nommait l'abomination des Tulettes ; et le pauvre petit Charles lui-même, en disparaissant, avait emporté une des tares les plus humiliantes pour la famille. Il ne restait que les dossiers, les abominables dossiers, menaçant cette légende triomphale des Rougon qu'elle avait mis sa vie entière à créer, qui était l'unique préoccupation de sa vieillesse, l'œuvre au triomphe de laquelle, obstinément, elle avait voué les derniers efforts de son esprit d'activité et de ruse. Depuis de longues années, elle les guettait, jamais lasse, recommençant la lutte quand on la croyait battue, toujours embusquée et tenace. Ah ! si elle pouvait s'en emparer enfin, les détruire ! Ce serait l'exécrable passé anéanti, ce serait la gloire des siens, si durement conquise, délivrée de toute menace, s'épanouissant enfin librement, imposant son mensonge à l'histoire. Et elle se voyait traversant les trois quartiers de Plassans, saluéepar tous, dans son attitude de reine, portant noblement le deuil du régime déchu. Aussi, comme Martine lui avait appris que Clotilde était là, hâtait-elle sa marche, en approchant de la Souleiade, talonnée par la crainte d'arriver trop tard.

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