Le Docteur Pascal

Le Docteur Pascal (paragraphe n°1890)

Chapitre XIV

C'était, au-delà de la ligne du chemin de fer, un grouillement de foule, qui se pressait dans l'ancien Jeu de Mail. Clotilde se rappela aussitôt la cérémonie, et elle comprit que sa grand-mère Félicité allait poser la première pierre de l'Asile Rougon, le monument victorieux, destiné à porter la gloire de la famille aux âges futurs. Des préparatifs énormes étaient faits depuis huit jours, on parlait d'une auge et d'une truelle en argent, dont la vieille dame devait se servir en personne, ayant tenu à figurer, à triompher, avec ses quatre-vingt-deux ans. Ce qui la gonflait d'un orgueil royal, c'était qu'elle achevait la conquête de Plassans pour la troisième fois, en cette circonstance ; car elle forçait la ville entière, les trois quartiers à se ranger autour d'elle, à lui faire escorte et à l'acclamer, comme une bienfaitrice. Il devait y avoir, en effet, des dames patronnesses, choisies parmi les plus nobles du quartier Saint-Marc, une délégation des sociétés ouvrières du vieux quartier, enfin les habitants les mieux connus de la ville neuve, des avocats, des notaires, des médecins, sans compter le petit peuple, un flot de gens endimanchés, se ruant là, ainsi qu'à une fête. Et, au milieu de ce triomphe suprême, elle était peut-être plus orgueilleuse encore, elle, une des reines du second Empire, la veuve qui portait si dignement le deuil du régime déchu, d'avoir vaincu la jeune République, en l'obligeant, dans la personne du sous-préfet, à la venir saluer et remercier. Il n'avait d'abord été question que d'un discours du maire ; mais il était certain, depuis la veille, que le sous-préfet, lui aussi, parlerait. De si loin,Clotilde ne distinguait qu'un tumulte de redingotes noires et de toilettes claires, sous l'éclatant soleil. Puis, il y eut un bruit perdu de musique, la musique des amateurs de la ville, dont le vent, par instants, lui apportait les sonorités de cuivre.

?>