Le Rêve

Le Rêve (paragraphe n°75)

Chapitre II

Alors, dans ce combat des saints et des saintes contre Satan, se déroulent les effroyables supplices des persécutions. Les bourreaux exposent aux mouches les martyrs enduits de miel ; les font marcher pieds nus sur du verre cassé et sur des charbons ardents ; les descendent dans des fosses avec des reptiles ; les flagellent à coups de fouets munis de boules de plomb ; les clouent vivants dans des cercueils, qu'ils jettent à la mer ; les pendent par les cheveux, puis les allument ; arrosent leurs plaies de chaux vive, de poix bouillante, de plomb fondu ; les assoient sur des sièges de bronze chauffés à blanc ; leur enfoncent autour du crâne des casques rougis ; leur brûlent les flancs avec des torches, rompent les cuisses sur des enclumes, arrachent les yeux, coupent la langue, cassent les doigts l'un après l'autre. Et la souffrance ne compte pas, les saints restent pleins de mépris, ont une hâte, une allégresse à souffrir davantage. Un continuel miracle d'ailleurs les protège, ils fatiguent les bourreaux. Jean boit du poison et n'en est pas incommodé. Sébastien sourit, hérissé de flèches. D'autres fois, les flèches restent suspendues en l'air, à droite et àgauche du martyr ; ou, lancées par l'archer, elles reviennent sur elles-mêmes et lui crèvent les yeux. Ils boivent le plomb fondu comme de l'eau glacée. Des lions se prosternent et lèchent leurs mains, ainsi que des agneaux. Le gril de saint Laurent lui est d'une fraîcheur agréable. Il crie : " Malheureux, tu as rosty une partie, retourne lautre et puis mange, car elle est assez rostie. " Cécile, mise en un bain tout bouillant, " estoit la tout ainsi comme en un froit lieu et ne sentit onc ung peu de sueur ". Christine déconcerte les supplices : son père la fait battre par douze hommes qui succombent de fatigue ; un autre bourreau lui succède, l'attache sur une roue, allume du feu dessous, et la flamme s'étend, dévore quinze cents personnes ; il la jette à la mer, une pierre au col, mais les anges la soutiennent, Jésus vient la baptiser en personne, puis la confie à saint Michel pour qu'il la ramène à terre ; un autre bourreau enfin l'enferme avec des vipères qui s'enroulent d'une caresse à sa gorge, la laisse cinq jours dans un four, où elle chante, sans éprouver aucun mal. Vincent, qui en subit plus encore, ne parvient pas à souffrir : on lui rompt les membres ; on lui déchire les côtes avec des peignes de fer jusqu'à ce que les entrailles sortent ; on le larde d'aiguilles ; on le jette sur un brasier que ses plaies inondent de sang ; on le remet en prison, les pieds cloués contre un poteau ; et, dépecé, rôti, le ventre ouvert, il vit toujours ; et ses tortures sont changées en suavité de fleurs, une grande lumière emplit le cachot, des anges chantent avec lui, sur une couche de roses. " Le doulx son du chant et la souefve odeur des fleurs se estendirent par dehors, et quant les gardes eurent veu, ils se convertirent à la foi, et quant Dacien ouyt ceste chose, il fut tout forcene et dist :Que luy ferons nous plus, nous sommes vaincus. " Tel est le cri des tourmenteurs, cela ne peut finir que par leur conversion ou par leur mort. Leurs mains sont frappées de paralysie. Ils périssent violemment, des arêtes de poisson les étranglent, des coups de foudre les écrasent, leurs chars se brisent. Et les cachots des saints resplendissent tous, Marie et les apôtres y pénètrent à l'aise, au travers des murs. Des secours continuels, des apparitions descendent du ciel ouvert, où Dieu se montre, tenant une couronne de pierreries. Aussi la mort est-elle joyeuse, ils la défient, les parents se réjouissent, lorsqu'un des leurs succombe. Sur le mont Ararat, dix mille crucifiés expirent. Près de Cologne, les onze mille vierges se font massacrer par les Huns. Dans les cirques, les os craquent sous la dent des bêtes. A trois ans, Quirique, que le Saint-Esprit fait parler comme un homme, souffre le martyre. Des enfants à la mamelle injurient les bourreaux. Un dédain, un dégoût de la chair, de la loque humaine, aiguise la douleur d'une volupté céleste. Qu'on la déchire, qu'on la broie, qu'on la brûle, cela est bon ; encore et encore, jamais elle n'agonisera assez ; et ils appellent tous le fer, l'épée dans la gorge, qui seule les tue. Eulalie, sur son bûcher, au milieu d'une populace aveugle qui l'outrage, aspire la flamme pour mourir plus vite. Dieu l'exauce, une colombe blanche sort de sa bouche et monte au ciel.

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