Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris (paragraphe n°1212)

Chapitre V

Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. Depuis qu'il ne mangeait plus chez les Quenu, Florent vivait là, dans le cabinet vitré. Il y déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s'y enfermer. Il en avait fait une sorte de chambre à lui, un bureau où il laissait traîner de vieilles redingotes, des livres, des papiers. Monsieur Lebigre tolérait cette prise de possession ; il avait même enlevé l'une des deux tables, pour meubler l'étroite pièce d'une banquette rembourrée, sur laquelle, à l'occasion, Florent aurait pu dormir. Quand celui-ci éprouvait quelques scrupules, le patron le priait de ne point se gêner et mettait la maison entière à sa disposition. Logre également lui témoignait une grande amitié. Il s'était fait son lieutenant. A toute heure, il l'entretenait de " l'affaire, " pour lui rendre compte de ses démarches et lui donner les noms des nouveaux affiliés. Dans la besogne, il avait pris le rôle d'organisateur ; c'était lui quidevait aboucher les gens, créer les sections, préparer chaque maille du vaste filet où Paris tomberait à un signal donné. Florent restait le chef, l'âme du complot. D'ailleurs, le bossu paraissait suer sang et eau, sans arriver à des résultats appréciables ; bien qu'il eût juré connaître dans chaque quartier deux ou trois groupes d'hommes solides, pareils au groupe qui se réunissait chez monsieur Lebigre, il n'avait jusque-là fourni aucun renseignement précis, jetant des noms en l'air, racontant des courses sans fin, au milieu de l'enthousiasme du peuple. Ce qu'il rapportait de plus clair, c'était des poignées de main ; un tel, qu'il tutoyait, lui avait serré la main en lui disant " qu'il en serait " ; au Gros-Caillou, un grand diable, qui ferait un chef de section superbe, lui avait démanché le bras ; rue Popincourt, tout un groupe d'ouvriers l'avait embrassé. A l'entendre, du jour au lendemain, on réunirait cent mille hommes. Quand il arrivait, l'air exténué, se laissant tomber sur la banquette du cabinet, variant ses histoires, Florent prenait des notes, s'en remettait à lui pour la réalisation de ses promesses. Bientôt dans la poche de ce dernier, le complot vécut ; les notes devinrent des réalités, des données indiscutables, sur lesquelles le plan s'échafauda tout entier ; il n'y avait plus qu'une bonne occasion à attendre. Logre disait, avec ses gestes passionnés, que tout irait sur des roulettes.

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