Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris (paragraphe n°1252)

Chapitre V

Elle le rassura, lui dit qu'il était frais comme une rose ; car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant tout en l'air chez lui, lorsqu'il souffrait de la moindre indisposition. Mais la vérité était que la grande charcuterie des Quenu-Gradelle devenait sombre : les glaces pâlissaient, les marbres avaient des blancheurs glacées, les viandes cuites du comptoir dormaient dans des graisses jaunies, dans des lacs de gelée trouble. Claude entra même un jour pour dire à sa tante que son étalage avait l'air " tout embêté. " C'était vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient des mélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnes figures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, étaient surmontées de pompons verts désolés. D'ailleurs, dans la boutique, les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous de lard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navrée, comme dans la chambre d'un moribond. Il y avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantées devant l'étuve refroidie. La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignité muette. Elle laissait retomber ses tabliers blancs d'une façon plus correcte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrées aux poignets par les grandes manches, sa figure, qu'une tristesse de convenance embellissait encore, disaient nettement à tout le quartier, à toutes les curieuses défilant du matin au soir, qu'ils subissaient un malheur immérité, mais qu'elle en connaissait les causes et qu'elle saurait en triompher.Et parfois elle se baissait, elle promettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux aussi, nageant dans l'aquarium de l'étalage, languissamment.

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