Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris (paragraphe n°237)

Chapitre II

Ce fut au milieu de ces joies sagement cultivées et mûries que Florent tomba, un matin de septembre, à l'heure où Lisa prenait son bain de soleil matinal, et où Quenu, les yeux gros encore de sommeil, mettait paresseusement les doigts dans les graisses figées de la veille. La charcuterie fut toute bouleversée. Gavard voulut qu'on cachât " le proscrit, " comme il le nommait, en gonflant un peu les joues. Lisa, plus pâle et plus grave que d'ordinaire, le fit enfin monter au cinquième, où elle lui donna la chambre de sa fille de boutique. Quenu avait coupé du pain et du jambon. Mais Florent put à peine manger ; il était pris de vertiges et de nausées ; il se coucha, resta cinq jours au lit, avec un gros délire, un commencement de fièvre cérébrale, qui fut heureusement combattu avec énergie. Quand il revint à lui, il aperçut Lisa à son chevet, remuant sans bruit une cuiller dans une tasse. Comme il voulait la remercier, elle lui dit qu'il devait se tenir tranquille, qu'on causerait plus tard. Au bout de trois jours, le malade fut sur pied. Alors, un matin, Quenu monta le chercher en lui disant que Lisa les attendait, au premier, dans sa chambre.Ils occupaient là un petit appartement, trois pièces et un cabinet. Il fallait traverser une pièce nue, où il n'y avait que des chaises, puis un petit salon, dont le meuble, caché sous des housses blanches, dormait discrètement dans le demi-jour des persiennes toujours tirées, pour que la clarté trop vive ne mangeât pas le bleu tendre du reps, et l'on arrivait à la chambre à coucher, la seule pièce habitée, meublée d'acajou, très confortable. Le lit surtout était surprenant, avec ses quatre matelas, ses quatre oreillers, ses épaisseurs de couvertures, son édredon, son assoupissement ventru au fond de l'alcôve moite. C'était un lit fait pour dormir. L'armoire à glace, la toilette-commode, le guéridon couvert d'une dentelle au crochet, les chaises protégées par des carrés de guipure, mettaient là un luxe bourgeois net et solide. Contre le mur de gauche, aux deux côtés de la cheminée, garnie de vases à paysages montés sur cuivre, et d'une pendule représentant un Gutenberg pensif, tout doré, le doigt appuyé sur un livre, étaient pendus les portraits à l'huile de Quenu et de Lisa, dans des cadres ovales, très chargés d'ornements. Quenu souriait ; Lisa avait l'air comme il faut ; tous deux en noir, la figure lavée, délayée, d'un rose fluide et d'un dessin flatteur. Une moquette où des rosaces compliquées se mêlaient à des étoiles cachait le parquet. Devant le lit, s'allongeait un de ces tapis de mousse, fait de longs brins de laine frisés, œuvre de patience que la belle charcutière avait tricotée dans son comptoir. Mais ce qui étonnait, au milieu de ces choses neuves, c'était, adossé au mur de droite, un grand secrétaire, carré, trapu, qu'on avait fait revernir, sans pouvoir réparer les ébréchures du marbre, ni cacher les éraflures de l'acajou noir de vieillesse. Lisa avait voulu conserver ce meuble, dont l'oncle Gradelles'était servi pendant plus de quarante ans ; elle disait qu'il leur porterait bonheur. A la vérité, il avait des ferrures terribles, une serrure de prison, et il était si lourd qu'on ne pouvait le bouger de place.

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