Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris (paragraphe n°261)

Chapitre II

A l'heure du coucher, il montait, un peu las de sa journée vide, avec les deux garçons de la charcuterie, qui occupaient des mansardes voisines de la sienne. L'apprenti, Léon, n'avait guère plus de quinze ans ; c'était un enfant, mince, l'air très doux, qui volait les entames de jambon et les bouts de saucissons oubliés ; il les cachait sous son oreiller, les mangeait, la nuit, sans pain. Plusieurs fois, Florent crut comprendre que Léon donnait à souper, vers une heure du matin ; des voix contenues chuchotaient, puis venaient des bruits de mâchoires, des froissements de papier, et il y avait un rire perlé, un rirede gamine qui ressemblait à un trille adouci de flageolet, dans le grand silence de la maison endormie. L'autre garçon, Auguste Landois, était de Troyes ; gras d'une mauvaise graisse, la tête trop grosse, et chauve déjà, il n'avait que vingt-huit ans. Le premier soir, en montant, il conta son histoire à Florent, d'une façon longue et confuse. Il n'était d'abord venu à Paris que pour se perfectionner et retourner ouvrir une charcuterie à Troyes, où sa cousine germaine, Augustine Landois, l'attendait. Ils avaient eu le même parrain, ils portaient le même prénom. Puis l'ambition le prit, il rêva de s'établir à Paris avec l'héritage de sa mère qu'il avait déposé chez un notaire, avant de quitter la Champagne. Là, comme ils étaient arrivés au cinquième, Auguste retint Florent, en lui disant beaucoup de bien de madame Quenu. Elle avait consenti à faire venir Augustine Landois, pour remplacer une fille de boutique qui avait mal tourné. Lui, savait son métier à présent ; elle achevait d'apprendre le commerce. Dans un an, dix-huit mois, ils s'épouseraient ; ils auraient une charcuterie, sans doute à Plaisance, à quelque bout populeux de Paris. Ils n'étaient pas pressés de se marier, parce que les lards ne valaient rien, cette année-là. Il raconta encore qu'ils s'étaient fait photographier ensemble, à une fête de Saint-Ouen. Alors, il entra dans la mansarde, désireux de revoir la photographie qu'elle n'avait pas cru devoir enlever de la cheminée, pour que le cousin de madame Quenu eût une jolie chambre. Il s'oublia un instant, blafard dans la lueur jaune de son bougeoir, regardant la pièce encore toute pleine de la jeune fille, s'approchant du lit, demandant à Florent s'il était bien couché. Elle, Augustine, couchait en bas, maintenant ; elle serait mieux, les mansardes étaient trèsfroides, l'hiver. Enfin, il s'en alla, laissant Florent seul avec le lit et en face de la photographie. Auguste était un Quenu blême ; Augustine, une Lisa pas mûre.

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