Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris (paragraphe n°267)

Chapitre II

Le marchand de volailles, pour toute famille, n'avait plus qu'une belle-sœur et une nièce. Quand sa femme mourut, la sœur aînée de celle-ci, madame Lecœur, qui était veuve depuis un an, la pleura d'une façon exagérée, en allant presque chaque soir porter ses consolations au malheureux mari. Elle dut nourrir, à cette époque, le projet de lui plaire et de prendre la place encore chaude de la morte. Mais Gavard détestait les femmes maigres ; il disait que cela lui faisait de la peine de sentir les os sous la peau ; il ne caressait jamais que les chats et les chiens très gras, goûtant une satisfaction personnelle aux échines rondes et nourries. Madame Lecœur, blessée, furieuse de voir les pièces de cent sous du rôtisseur lui échapper, amassa une rancune mortelle. Son beau-frère fut l'ennemi dont elle occupa toutes ses heures. Lorsqu'elle le vit s'établir aux Halles, à deux pas du pavillon où elle vendait du beurre, des fromages et des œufs, elle l'accusa d'avoir " inventé ça pour la taquiner etlui porter mauvaise chance. " Dès lors, elle se lamenta, jaunit encore, se frappa tellement l'esprit, qu'elle finit réellement par perdre sa clientèle et faire de mauvaises affaires. Elle avait gardé longtemps avec elle la fille d'une de ses sœurs, une paysanne qui lui envoya la petite, sans plus s'en occuper. L'enfant grandit au milieu des Halles. Comme elle se nommait Sarriet de son nom de famille, on ne l'appela bientôt plus que la Sarriette. A seize ans, la Sarriette était une jeune coquine si délurée, que des messieurs venaient acheter des fromages uniquement pour la voir. Elle ne voulut pas des messieurs, elle était populacière, avec son visage pâle de vierge brune et ses yeux qui brûlaient comme des tisons. Ce fut un porteur qu'elle choisit, un garçon de Ménilmontant qui faisait les commissions de sa tante. Lorsque, à vingt ans, elle s'établit marchande de fruit, avec quelques avances dont on ne connut jamais bien la source, son amant, qu'on appelait monsieur Jules, se soigna les mains, ne porta plus que des blouses propres et une casquette de velours, vint seulement aux Halles l'après-midi, en pantoufles. Ils logeaient ensemble, rue Vauvilliers, au troisième étage d'une grande maison, dont un café borgne occupait le rez-de-chaussée. L'ingratitude de la Sarriette acheva d'aigrir madame Lecœur, qui la traitait avec une furie de paroles ordurières. Elles se fâchèrent, la tante exaspérée, la nièce inventant avec monsieur Jules des histoires qu'il allait raconter dans le pavillon aux beurres. Gavard trouvait la Sarriette drôle ; il se montrait plein d'indulgence pour elle, il lui tapait sur les joues, quand il la rencontrait : elle était dodue et exquise de chair.

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