Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris (paragraphe n°653)

Chapitre III

Son enfant grandissait librement au milieu de la poissonnerie. Dès l'âge de trois ans, il restait assis sur un bout de chiffon, en plein dans la marée. Il dormait fraternellement à côté des grands thons, il s'éveillait parmi les maquereaux et les merlans. Le garnement sentait la caque à faire croire qu'il sortait du ventre de quelque gros poisson. Son jeu favori fut longtemps, quand sa mère avait le dos tourné, de bâtir des murs et des maisons avec des harengs ; il jouait aussi à la bataille, sur la table de marbre, alignait des grondins en face les uns des autres, les poussait, leur cognait la tête, imitait avec les lèvres la trompette et le tambour, et finalement les remettait en tas, en disant qu'ils étaient morts. Plus tard, il alla rôder autour de sa tante Claire, pour avoir les vessies des carpes et des brochets qu'elle vidait ; il les posait par terre, les faisait péter ; cela l'enthousiasmait. A sept ans, il courait les allées, se fourrait sous les bancs, parmi les caisses de bois garnies de zinc, était le galopin gâté des poissonnières. Quand elles lui montraient quelque objet nouveau qui le ravissait, il joignait les mains, balbutiant d'extase : " Oh ! c'est rien muche ! " Et le nom de Muche lui était resté. Muche par-ci, Muche par-là. Toutes l'appelaient. On le retrouvait partout, au fond des bureaux des criées, dans les tas de bourriches, entre les seaux des vidures. Il était là comme un jeunebarbillon, d'une blancheur rose, frétillant, se coulant, lâché en pleine eau. Il avait pour les eaux ruisselantes des tendresses de petit poisson. Il se traînait dans les mares des allées, recevait l'égouttement des tables. Souvent, il ouvrait sournoisement un robinet, heureux de l'éclaboussement du jet. Mais c'était surtout aux fontaines, au-dessus de l'escalier des caves, que sa mère, le soir, allait le prendre ; elle l'en ramenait trempé, les mains bleues, avec de l'eau dans les souliers et jusque dans les poches.

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