Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris (paragraphe n°670)

Chapitre III

Les premiers mois, il ne souffrit pas trop de cette odeur pénétrante. L'hiver était rude ; le verglas changeait les allées en miroirs, les glaçons mettaient des guipures blanches aux tables de marbre et aux fontaines. Le matin, il fallait allumer de petits réchauds sous les robinets pour obtenir un filet d'eau. Les poissons, gelés, la queue tordue, ternes et rudes comme des métaux dépolis, sonnaient avec un bruit cassant de fonte pâle. Jusqu'en février, le pavillon resta lamentable, hérissé, désolé, dans son linceul de glace. Mais vinrent les dégels, les temps mous, les brouillards et les pluies de mars. Alors, les poissons s'amollirent, se noyèrent ; des senteurs de chairs tournées se mêlèrent aux souffles fades de boue qui venaient des rues voisines. Puanteur vague encore, douceur écœurante d'humidité, traînant au ras du sol. Puis, dans les après-midi ardentes de juin, la puanteur monta, alourdit l'air d'une buée pestilentielle. On ouvrait les fenêtres supérieures, de grands stores de toile grise pendaient sous le ciel brûlant, une pluie de feu tombait sur les Halles, les chauffait comme un four de tôle ; et pas un vent ne balayait cette vapeur de marée pourrie. Les bancs de vente fumaient.Florent souffrit alors de cet entassement de nourriture, au milieu duquel il vivait. Les dégoûts de la charcuterie lui revinrent, plus intolérables. Il avait supporté des puanteurs aussi terribles ; mais elles ne venaient pas du ventre. Son estomac étroit d'homme maigre se révoltait, en passant devant ces étalages de poissons mouillés à grande eau, qu'un coup de chaleur gâtait. Ils le nourrissaient de leurs senteurs fortes, le suffoquaient, comme s'il avait eu une indigestion d'odeurs. Lorsqu'il s'enfermait dans son bureau, l'écœurement le suivait, pénétrant par les boiseries mal jointes de la porte et de la fenêtre. Les jours de ciel gris, la petite pièce restait toute noire ; c'était comme un long crépuscule, au fond d'un marais nauséabond. Souvent, pris d'anxiétés nerveuses, il avait un besoin de marcher, il descendait aux caves, par le large escalier qui se creuse au milieu du pavillon. Là, dans l'air renfermé, dans le demi-jour des quelques becs de gaz, il retrouvait la fraîcheur de l'eau pure. Il s'arrêtait devant le grand vivier, où les poissons vivants sont tenus en réserve ; il écoutait la chanson continue des quatre filets d'eau tombant des quatre angles de l'urne centrale, coulant en nappe sous les grilles des bassins fermés à clef, avec le bruit doux d'un courant perpétuel. Cette source souterraine, ce ruisseau causant dans l'ombre, le calmait. Il se plaisait aussi, le soir, aux beaux couchers de soleil qui découpaient en noir les fines dentelles des Halles, sur les lueurs rouges du ciel ; la lumière de cinq heures, la poussière volante des derniers rayons, entrait par toutes les baies, par toutes les raies des persiennes ; c'était comme un transparent lumineux et dépoli, où se dessinaient les arêtes minces des piliers, les courbes élégantes des charpentes, lesfigures géométriques des toitures. Il s'emplissait les yeux de cette immense épure lavée à l'encre de Chine sur un vélin phosphorescent, reprenant son rêve de quelque machine colossale, avec ses roues, ses leviers, ses balanciers, entrevue dans la pourpre sombre du charbon flambant sous la chaudière. A chaque heure, les jeux de lumière changeaient ainsi les profils des Halles, depuis les bleuissements du matin et les ombres noires de midi, jusqu'à l'incendie du soleil couchant, s'éteignant dans la cendre grise du crépuscule. Mais, par les soirées de flamme, quand les puanteurs montaient, traversant d'un frisson les grands rayons jaunes, comme des fumées chaudes, les nausées le secouaient de nouveau, son rêve s'égarait, à s'imaginer des étuves géantes, des cuves infectes d'équarisseur où fondait la mauvaise graisse d'un peuple.

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