Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris (paragraphe n°854)

Chapitre IV

Cadine et Marjolin s'attaquèrent alors aux tapissières, aux haquets, aux camions, qui stationnaient dans la rue déserte. Ils montaient sur les roues, se balançaient aux bouts de chaîne, escaladaient les caisses, les paniers entassés. Les arrière-magasins des commissionnaires de la rue de la Poterie ouvraient là de vastes salles sombres, qui s'emplissaient et se vidaient en un jour, ménageant à chaque heure de nouveaux trous charmants, des cachettes, où les gamins s'oubliaient dans l'odeur des fruits secs, des oranges, des pommes fraîches. Puis, ils se lassaient, ils allaient retrouver la mère Chantemesse, sur le carreau des Innocents. Ils y arrivaient, bras dessus, bras dessous, traversant les rues avec des rires, au milieu des voitures, sans avoir peur d'être écrasés. Ils connaissaient le pavé, enfonçant leurs petites jambes jusqu'aux genoux dans les fanes de légumes ; ils ne glissaient pas, ils se moquaient, quand quelque routier, aux souliers lourds, s'étalait les quatre fers en l'air, pour avoir marché sur une queue d'artichaut. Ils étaient les diables roses et familiers de ces rues grasses. On ne voyait qu'eux. Par les temps de pluie, ils se promenaient gravement, sous un immense parasol tout en loques, dont la marchande au petit tas avait abrité son éventaire pendant vingt ans ; ils le plantaient gravement dans un coin du marché, ils appelaient ça " leur maison. " Les jours de soleil, ils galopinaient, à ne plus pouvoir remuer le soir ; ils prenaient des bains de pieds dans la fontaine, faisaient des écluses en barrant les ruisseaux, se cachaient sous des tas de légumes, restaient là, au frais, à bavarder,comme la nuit, dans leur lit. On entendait souvent sortir, en passant à côté d'une montagne de laitues ou de romaines, un caquetage étouffé. Lorsqu'on écartait les salades, on les apercevait, allongés côte à côte, sur leur couche de feuilles, l'œil vif, inquiets comme des oiseaux découverts au fond d'un buisson. Maintenant, Cadine ne pouvait se passer de Marjolin, et Marjolin pleurait, quand il perdait Cadine. S'ils venaient à être séparés, ils se cherchaient derrière toutes les jupes des Halles, dans les caisses, sous les choux. Ce fut surtout sous les choux qu'ils grandirent et qu'ils s'aimèrent.

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