Nana

Nana (paragraphe n°1284)

Chapitre VII

Dès lors, le comte fit le guet à la porte même du théâtre. Il n'aimait pas attendre dans ce bout de couloir, où il craignait d'être reconnu. C'était, à l'angle de la galerie des Variétés et de la galerie Saint-Marc, un coin louche, avec des boutiques obscures, une cordonnerie sans clientèle, des magasins de meubles poussiéreux, un cabinet de lecture enfumé, somnolent, dont les lampes encapuchonnées dormaient, le soir, dans une lueur verte ; et il n'y avait jamais là que des messieurs bien mis et patients, rôdant parmi ce qui encombre une entrée des artistes, des soûleries de machinistes et des guenilles de figurantes. Devant le théâtre, un seul bec de gaz, dans un globe dépoli, éclairait la porte. Muffat eut un moment l'idée de questionner madame Bron ; puis, la crainte lui vint que Nana, prévenue, ne se sauvât par le boulevard. Il reprit sa marche, résolu à attendre qu'on le mit dehors pour fermer les grilles, comme cela était arrivé deux fois ; la pensée de rentrer coucher seul lui serrait le cœurd'angoisse. Chaque fois que des filles en cheveux, des hommes au linge sale sortaient et le dévisageaient, il revenait se planter devant le cabinet de lecture, où entre deux affiches collées sur une vitre, il retrouvait le même spectacle, un petit vieux, raidi et seul à l'immense table, dans la tache verte d'une lampe, lisant un journal vert avec des mains vertes. Mais, quelques minutes avant dix heures, un autre monsieur, un grand bel homme, blond, ganté juste, se promena lui aussi devant le théâtre. Alors, tous deux, à chaque tour, se jetèrent un coup d'œil oblique, d'un air méfiant. Le comte poussait jusqu'à l'angle des deux galeries, orné d'un haut panneau de glace ; et là, en s'apercevant, la mine grave, l'allure correcte, il éprouvait une honte mêlée de peur.

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