Son Excellence Eugène Rougon

Son Excellence Eugène Rougon (paragraphe n°231)

Chapitre II

Rougon s'absorbait dans une liasse de papiers, qu'il lisait avec une attention profonde. Il les triait soigneusement, brûlant les uns, conservant les autres. Du Poizat, la tête renversée, soufflant du coin des lèvres de légers filets de fumée, le regardait faire. Ils s'étaient connus quelques mois avant la révolution de Février. Ils logeaient alors tous les deux chez madame Mélanie Correur, hôtel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait là en compatriote ; il était né, ainsi que madame Correur, à Coulonges, une petite ville de l'arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l'avait envoyé faire son droit à Paris, où il lui servait une pension de cent francs par mois, bien qu'il eût gagné des sommes fort rondes en prêtant à la petite semaine ; la fortune du bonhomme restait même si inexplicable dans le pays, qu'on l'accusait d'avoir trouvé un trésor, au fond d'une vieille armoire, dont il avait opéré la saisie. Dès les premiers temps de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce garçon maigre qui mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires inquiétants ; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus délicates. Plus tard, lorsque Rougon voulut entrer à l'Assemblée législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute lutte dans les Deux-Sèvres. Puis, après le coup d'Etat, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat, en le faisant nommer sous-préfet à Bressuire. Le jeune homme, âgé àpeine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, à quelques lieues de son père, dont l'avarice le torturait depuis sa sortie du collège.

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