Son Excellence Eugène Rougon

Son Excellence Eugène Rougon (paragraphe n°2586)

Chapitre XIII

Rougon évita de répondre. Peu à peu, ayant dû refuser plusieurs faveurs au préfet, il avait senti un grand froid entre eux ; maintenant, ils s'en tenaient aux simples relations officielles. D'ailleurs, la débandade était générale. Madame Correur elle-même l'abandonnait. Certains soirs, il éprouvait de nouveau cette impression de solitude, dont il avait souffert déjà autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bande doutait de lui. Après ses journées si remplies, au milieu de la foule qui assiégeaitson salon, il se retrouvait seul, perdu, navré. Ses familiers lui manquaient. Un impérieux besoin lui revenait de l'admiration continue du colonel et de monsieur Bouchard, de la chaleur de vie dont l'entourait sa petite cour ; jusqu'aux silences de monsieur Béjuin qu'il regrettait. Alors, il tenta encore de ramener son monde ; il se fit aimable, écrivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liens étaient rompus, jamais il ne parvint à les avoir tous là, à ses côtés ; s'il renouait d'un bout, quelque fâcherie, à l'autre bout, cassait le fil ; et il restait quand même incomplet, avec des amis, avec des membres en moins. Enfin, tous s'éloignèrent. Ce fut l'agonie de son pouvoir. Lui, si fort, était lié à ces imbéciles par le long travail de leur fortune commune. Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces, dans cette diminution de son importance, demeuraient comme inutiles ; ses gros poings tapaient le vide. Le jour où son ombre fut seule au soleil, où il ne put s'engraisser davantage des abus de son crédit, il lui sembla que sa place avait diminué par terre ; et il rêva une nouvelle incarnation, une résurrection en Jupiter tonnant, sans bande à ses pieds, faisant la loi par le seul éclat de sa parole.

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