Son Excellence Eugène Rougon

Son Excellence Eugène Rougon (paragraphe n°621)

Chapitre III

C'était le vieux monsieur de Plouguern. Il avait soixante-dix ans. Sous Louis-Philippe, envoyé à la Chambre par le Finistère, il fut un des députéslégitimistes qui firent le pèlerinage de Belgrave-Square ; et il donna sa démission, à la suite du vote de flétrissure, dont ses compagnons et lui furent frappés. Plus tard, après les journées de Février, il montra une tendresse soudaine pour la République, qu'il acclama vigoureusement sur les bancs de la Constituante. Maintenant, depuis que l'empereur lui avait assuré au Sénat une retraite méritée, il était bonapartiste. Seulement, il savait l'être en gentilhomme. Son humilité grande se permettait parfois le ragoût d'une pointe d'opposition. L'ingratitude l'amusait. Sceptique jusqu'aux moelles, il défendait la religion et la famille. Il croyait devoir cela à son nom, un des plus illustres de la Bretagne. Certains jours, il trouvait l'Empire immoral, et il le disait tout haut. Lui, avait vécu une vie d'aventures suspectes, très dissolu, très inventif, raffinant les jouissances ; on racontait sur sa vieillesse des anecdotes qui faisaient rêver les jeunes gens. Ce fut pendant un voyage en Italie qu'il connut la comtesse Balbi, dont il resta l'amant près de trente ans ; après des séparations qui duraient des années, ils se remettaient ensemble, pour trois nuits, dans les villes où ils se rencontraient. Une histoire voulait que Clorinde fût sa fille ; mais ni lui ni la comtesse n'en savaient réellement rien ; et, depuis que l'enfant devenait femme, grasse et désirable, il affirmait avoir beaucoup fréquenté son père, autrefois. Il la couvait de ses yeux restés vifs, et prenait avec elle des familiarités fort libres de vieil ami. Monsieur de Plouguern, grand, sec, osseux, avait, une ressemblance avec Voltaire, pour lequel il pratiquait une dévotion secrète.

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